L’obsession grammatographique
- Ponge, Perec, Jabès -

- Frédéric Marteau
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Fig. 10. G. Perec, W ou le souvenir d’enfance, p. 110

Nos vies sont tenues au pouvoir des lettres. Dans les Récits d’Ellis Island, Perec évoque le mythe du Golem et le pouvoir de la lettre :

 

[…] dans la légende du Golem, il est raconté qu’il suffit d’écrire un mot, Emeth, sur le front de la statue d’argile pour qu’elle s’anime et vous obéisse, et d’en effacer une lettre, la première, pour qu’elle retombe en poussière.

sur Ellis Island aussi, le destin avait la figure d’un alphabet. Des officiers de santé examinaient rapidement les arrivants et traçaient à la craie sur les épaules de ceux qu’ils estimaient suspects une lettre qui désignait la maladie ou l’infirmité qu’ils pensaient avoir décelée :

C, la tuberculose
E, les yeux
F, le visage
H, le coeur
K, la hernie
L, la claudication
SC, le cuir chevelu
TC, le trachome
X, la débilité mentale

les individus marqués étaient soumis à des examens beaucoup plus minutieux. Ils étaient retenus sur l’île plusieurs heures, plusieurs jours, ou plusieurs semaines de plus, et parfois refoulés [69].

 

Ce passage est particulièrement intéressant car il souligne sa parenté avec W ou le souvenir d’enfance : l’île est un lieu d’oppression dominé par le marquage grammatique, où l’on retrouve un X qui signe la rature de toute santé mentale ; on pense à l’étoile jaune, ou aux symboles des concentrationnaires des camps nazis. De plus, cet extrait des Récits réaffirme l’étrange pouvoir de la lettre, qui vient assujettir l’homme en réduisant sa singularité et en suspendant son destin à la lettre – mais c’est aussi ce qui lui permet d’avancer et de multiplier les possibles. C’est tout le paradoxe du Golem : la lettre est à la fois signe de vie et arrêt de mort.

On comprend que la lettre soit pour Perec source de vie, la vie d’un homme de lettres, en même temps qu’elle fut le lieu où se rejoue sans cesse l’événement de la disparition. La lettre est bien l’enjeu d’une hantise, entre disparition et revenance, entre oubli et mémoire. Car si elle constitue toujours la possibilité d’une rature terrifiante, la lettre reste pour Perec le lieu d’un afflux mémoriel, la possibilité même d’une mémoire. On a ainsi retrouvé dans les notes manuscrites de W un dessin significatif : en renversant la lettre W, qui devient un M, l’auteur y inscrit le mot « mémoire », lisible à l’aide d’un miroir (fig. 10). La lettre est la chance et le risque de l’écriture, elle en constitue l’enjeu le plus décisif et l’infini travail.

On constate ainsi avec 53 jours, le roman sur lequel travaillait l’écrivain quand il décéda, que le travail de la lettre était aussi inépuisable que celui de l’écriture, puisqu’elles étaient liées l’une à l’autre : « Un R est un M qui se P le L de la R ». Sorte de mise en abyme de l’œuvre de Perec, l’ultime opus de l’homme de lettres se déploie à travers tout un jeu de cryptogrammes, d’anagrammes et de palindromes. Cet acharnement pour une écriture grammatique ou grammatographique peut surprendre ou rebuter, à moins d’y voir une leçon essentielle quant à l’acte d’écrire : à savoir qu’il faut peut-être apprendre à manier les lettres, à en jouer indéfiniment, avant que celles-ci nous assujettissent et nous réduisent à néant. Révéler le pouvoir des lettres, le dénoncer ou en jouer, est peut-être pour l’écrivain un acte de résistance qu’il lui faut sans cesse réitérer et qu’il nous invite à méditer.

 

Edmond Jabès : la lettre en question

 

On peut être surpris de croiser maintenant le chemin d’Edmond Jabès et de son Livre infini, tant cette gigantesque entreprise est traversée de vide, de silence, de désert, de ce souffle spirituel qui anime l’écriture et fait du vocable une entité plus abstraite que matérielle, plus vocale (sonore) que graphique (visuelle) : « Tu devines que j’attache un grand prix à ce qui est dit plus, peut-être, qu’à ce qui est écrit ; car, dans ce qui est écrit, manque ma voix et je crois en elle » [70]. Mais pour se faire entendre, pour être proférée, la voix a besoin de s’attacher à un mot, c’est-à-dire à des lettres. Toute l’œuvre de Jabès est ainsi traversée par cette tension entre la matérialité de l’écrit et l’immatérialité qui la traverse, ou, pour le dire autrement, par l’épreuve infinie d’une finitude graphique – et grammatographique. D’ailleurs, suite à l’éloge de la voix précédemment cité, Jabès aborde précisément cette question du dessin des lettres et de l’infini qui les traverse :

 

(Les mots bousculent tout, veulent, à tour de rôle, convaincre. Le vrai dialogue humain, celui des mains, des prunelles, est un dialogue silencieux. Il n’y a jamais, parlés ou écrits, de dialogues de personnes. Aussi je me demande, dans la discussion ou la narration, quelle est la part de chacun de nous. (…) Nous semblons exprimer la vérité ; mais c’est (…) à l’instant où nous devenons le silence de nos cinq sens, plaque de cuivre polie sur laquelle ceux qui gravent leurs lettres et ceux qui les peignent, ceux dont l’écriture est porches et allées et ceux dont elle est piste tributaire du vent, ceux qui ne lui ont rien confié et ceux qui lui ont tout révélé se jugent – se voient jugés – dans leur graphie impitoyable, c’est à l’instant enfin où nous n’avons plus de visage que nous pouvons en exhiber sun.
« La calligraphie est un art de vivre, le plus aristocratique », notait Reb Debbora.
Ceux qui s’appliquent à bien former leurs lettres, dont les mots sont scrupuleusement dessinés, sont des êtres comblés. Ils dorment et s’éveillent dans des palais. Les autres sont des êtres tourmentés. Leur univers est informe, sujet à mille interprétations, prétexte à toutes les métamorphoses. Les voyelles, sous leur plume, ressemblent à des museaux de poissons hors de l’eau que l’hameçon a percés ; les consonnes à des écailles dépossédées. Ils vivent à l’étroit dans leurs actes, dans leur taudis d’encre. L’infini les hante et seul peut les sauver, comme se sauve le grain de sable qui réussit à devenir une étoile.) [71].

 

Cette longue parenthèse insiste sur ce qui va devenir le nerf du Livre des Questions, à savoir l’assujettissement de l’écrivain à la loi du vocable, c’est-à-dire à celle de ses lettres ; mais cet abandon, cette menace constante d’une absence ou d’une mort, est ce qui peu à peu se révèle être la chance même de l’écriture, et la voie d’une possible rédemption. Le Livre est écrit à partir du néant, du nul, de l’obscurité, de l’ombre (de la mort, de l’extermination), de l’absence – de ce Rien qui est la possibilité du Tout. Et le mouvement inverse opère également : alors même qu’il se déploie, le Livre comme totalité s’efface ou se détruit ; il s’élabore comme sa propre ruine. « Le livre est détruit par le livre. Nous n’aurons jamais eu de biens » [72].

Ce mouvement contradictoire de l’œuvre jabésienne est déclinée sur tous les modes (narratif, lyrique, aphoristique, analytique…), tout au long des Livres des Questions (et au-delà). Comme dans la tradition talmudique juive, le Livre est interrogé à tous les niveaux, c’est-à-dire non seulement au niveau du mot (du vocable), qui distribue phrases et paragraphes, mais aussi à celui des lettres, et à l’espace qui les sépare ou les assemble. La lettre apparaît tout à la fois comme une menace, ou une hantise, et un recours, ou un secours, la possibilité d’un sauvetage par l’écrit. C’est pourquoi l’écrivain joue avec les mots : parce que c’est en révélant la hantise grammatographique qu’il peut faire de la lettre l’enjeu d’une création poétique, le commencement d’une œuvre. L’écriture de Jabès fait en effet glisser les mots sur les mots, s’appuyant sur des homophonies (Dieu/D’yeux, Verbe/V’herbe…) et pratiquant des jeux plus graphiques, comme le palindrome ou l’anagramme (récit/écrit, trace/écart, rien/nier…). L’écriture est ainsi un risque encouru dans le maniement des lettres, des lettres qui disséminent l’écrit, que l’on joue avec volontairement, ou qu’on se laisse par elles involontairement déborder. Dans le mot résidera pourtant toujours la chance de l’écrit comme chance de la pensée :

 

Chaque syllabe, chaque lettre de ce mot joue sa part de connu et d’inconnu dans la méditation ou l’audace. La pensée assiste à ces rencontres secrètes de vocables qu’elle a provoquées, elle en favorise les alliances et le dessein subtil, car c’est par eux ou à travers eux qu’elle se précise, se prolonge, se dépasse, s’invente, abdique [73].

 

La chance de la pensée, c’est-à-dire la chance de la lecture tient à la vie des lettres, à leur animalité, comme le suggère Derrida : « Il y a (…) une animalité de la lettre qui prend les formes de son désir, de son inquiétude et de sa solitude » [74].

 

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[69] G. Perec en collaboration avec R. Bober, Récits d’Ellis Island, Paris, Institut National de l’Audiovisuel / Editions du Sorbier, 1980, p. 49.
[70] E. Jabès, Le Livre des Questions, dans Le Livre des Questions, I, Paris, Gallimard, « L’Imaginaire », 1963, 1988, p. 72.
[71] Ibid., pp. 72-73.
[72] E. Jabès, Aely, dans Le Livre des Questions, II, Paris, Gallimard, « L’Imaginaire », 1972, 1988, p. 462.
[73] E. Jabès, Le Livre de Yukel, dans Le Livre des Questions, I, Op. cit., p. 258.
[74] J. Derrida, « Edmond Jabès et la question du livre », dans L’Ecriture et la différence, Paris, Seuil, 1967, p. 108.