L’obsession grammatographique
- Ponge, Perec, Jabès -

- Frédéric Marteau
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Cette « imprégnation de la sensibilité par la figure typographique du mot » [18] est une donnée du poème, un élément de sa matière. Ponge « prévoit » des mots imprimés, et le dessin de leur agencement. S’il préfère le jeu typographique à celui de la manuscription, c’est que la lettre imprimée garde un caractère commun ; le poète s’efface devant la réalité communautaire du graphisme alphabétique : l’imprimerie typo- ou calligraphique du poème est ce qui lui donne chair, est surtout ce qui lui permet de se donner à lire – d’exister en tant que tel (de façon autonome) et pour un lecteur.

 

La matérialité de l’écriture, du graphisme – et non d’un graphisme individuel (manuscrit autographe), mais d’un graphisme commun (calligraphie ou typographie) : voilà ce qui nous la fait aimer, désirer, et – intellectuellement, ensuite – considérer comme importante (essentielle) [19].

 

Et il ne s’agit pas seulement de parler des lettres, ou de les faire parler, comme dans le poème « 14 JUILLET ». Il s’agit aussi de les montrer, de les dessiner typographiquement – de faire de la lettre un graphème. Cette tentation graphique, ou calligraphique, nous indique que le poème tend à devenir une chose à contempler autant qu’à lire, un tableau. Son objet étant verbal, sa pratique est tournée vers l’idéogrammatique ou le logogrammatique. Il paraît souvent rechercher un geste scriptural qui le rapproche du geste pictural. On sait la proximité que Ponge a toujours entretenue avec les arts plastiques, comme en témoigne son Atelier contemporain [20].

Mais sous les annonces de principe et l’apparente maîtrise du poète se lit une inquiétude, ou une réticence – tout du moins une contradiction. D’un côté : la conception d’un poème fini, définitif, inscriptible sur la pierre, devenu lithographie lui-même ; de l’autre : un poème interminable, cherchant à dire l’impossible (la relation aux choses et au monde muet) et s’y reprenant sans cesse. En effet, alors même qu’il revendique un art de la formule convaincante et concrète, qu’il se veut l’ouvrier de « façons logiques » au mouvement autonome, en s’effaçant lui-même de son œuvre, Ponge publie toutes les étapes de la fabrique de certains poèmes, manuscrits, lettres, états typographiés, jugeant que ses « erreurs » ou errements sont justement ce qui permet au poème de « fonctionner » [21]. Mais cette contradiction ou ce va-et-vient d’une façon poétique à une autre sont peut-être, dans leur complémentarité et leur différence, ce qui constitue tout le jeu pongien et l’inquiétude de son fonctionnement. Si le poème reste figé dans la pierre, il risque d’être privé de vie, de mouvement ; si, à l’inverse, le poète ne sait pas se retirer du dispositif qu’il invente, de l’objet qu’il façonne, de la bombe qu’il fabrique [22], il risque lui-même d’exploser avant même toute réalisation.

Il faut peut-être parvenir à assumer cette contradiction en alliant la maîtrise à l’erreur. Maîtriser le dessin de son poème, travailler au plus près l’agencement de ses lettres, tout en créant des failles et des lacunes, en se laissant déborder par des possibilités de lecture imprévues – imprévues par le poète, mais prévues, en un sens, par le poème lui-même. Ponge a ainsi pu révéler que la lettre, ce plus petit élément de langage, contient des possibilités en elle-même de faire sens autrement. La lettre, comme objet matériel, visuel (graphique) avant même d’être sonore, est l’autre du langage, la porte ouverte sur du sens et de l’altérité. En ce sens, elle est un élément essentiel de ce travail de signature que Ponge met en place face au monde muet devant lequel il se sent endetté [23]. Il aura fallu en montrer le travail pour que la lettre, et plus généralement l’écrit (ce qui s’est échoué et inscrit sur un support), puissent faire exister le poème et venir à son « secours ».

 

Ô draperies de mots, assemblages de l’art littéraire, ô massifs, ô pluriels, parterres de voyelles colorées, décors des lignes, ombres de la muette, boucles superbes des consonnes, architectures, fioritures des points et des signes brefs, à mon secours [24] !

 

Mais cette confiance accordée au dessin grammatologique, cette attention constante apportée à la matérialité de l’écriture peut faire aussi l’objet d’une obsession perturbant le rapport au monde. Car à ne se fixer que sur le signe de la chose (sur le langage), on risque de perdre le rapport à la chose elle-même (au monde). On se souvient de la remarque de Roland Barthes : « J’ai une maladie : je vois le langage » [25]. D’une façon semblable, et non sans humour, Ponge décrit cette « maladie » dans un petit texte de « Fables logiques » intitulé « Un vicieux », sorte de mise en abîme de son attitude pratique, et qui commence ainsi :

 

Un écrivain qui présentait une grave déformation professionnelle percevait les mots hors leur signification, tout simplement comme des matériaux. Matériaux fort difficiles à œuvrer, tous différents, plus vivants encore que les pierres de l’architecte ou les sons du musicien, des êtres d’une espèce monstrueuse, avec un corps susceptible de plusieurs expressions opposées.
Cet écrivain nourrissait beaucoup d’illusions quant à la personnalité des mots, et s’il s’intéressait à leur être physique et moral, se gardait soigneusement des significations.
Dans le mot SOUVENIR par exemple, il voyait bien plutôt un être particulier dont la forme était dessinée en noir sur le papier par la plume selon la courbe des lettres, le dessin grandeur nature d’un être de deux centimètres environ, pourvu d’un point sur l’i, etc. enfin tout plutôt que la signification du mot « souvenir ». Pour lui il y avait parmi les mots une race de cyclopes, les monosyllabes, etc. [26].

 

L’obsession grammatologique décrite ici est tout prêt de virer au cauchemar, à une de ces folies graphiques dont fut capable Michaux [27].  Ponge expose des « moments critiques qui sont des descriptions de visions tout à fait folles » [28]. Il s’agit bien sûr ici d’une parodie : ce récit d’une « maladie », qui nous fait penser à celle d’un Lord Chandos, est la description d’une perte des repères traditionnels censés fonder (et assurer) le rapport au langage. Ces symptômes semblent même décrire la maladie de tout poète, et non seulement de ce confrère :

 

Il prétendait que les poètes s’en trouvaient tous plus ou moins atteints, et les plus grands le plus gravement. Il se demandait avec une anxiété renouvelée chaque nuit si pour le poète l’élément était précisément le mot, ou la syllabe, les signes de ponctuation, enfin tout ce qui forme sur le papier une tache noire distincte ? ou bien plutôt les racines des mots, les cellules étymologiques qu’il s’agissait d’accorder au mieux dans la phrase et dans le poème.
Quelquefois par l’effet de la même maladie, il considérait ces matériaux eux-mêmes comme sujets d’inspiration au même titre qu’une nature morte peut (ou un paysage) l’être pour un peintre [29].

 

Ponge avait initialement accompagné ce texte de trois « expressions » de tels moments critiques, trois textes écrits « dans un état d’esprit tout à fait étrange » et qui, suite à des problèmes d’impression, disparurent (constat de 1928) avant de réapparaître (en 1949). Il s’agit de trois textes présentés sous le titre : « Du logoscope », évoquant tous la notion de souvenir, titre du premier texte :

 

Dans ce sac grossier, je soupçonne
une forme repliée, S V N R.
On a dû plusieurs fois modifier
l’attitude de ce mort.
Par-ci par-là on a mis des pierres,
O U E I.
Cela ne pouvait tomber mieux,
Au fond [30].

 

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[18] Ibid.
[19] F. Ponge, La Fabrique du Pré, dans Œuvres complètes II, éd. cit., p. 433.
[20] Sur les relations qu’entretient la poésie de Ponge avec les arts plastiques, voir B. Vouilloux, Un art de la figure. Francis Ponge dans l’atelier du peintre, Villeneuve d’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, 1998.
[21] Voir F. Ponge, Pratiques d’écriture, Op. cit., p. 1017 : « Il y aurait seulement à constater que Les Erreurs se compensent ou s’harmonisent, de façon à fonctionner ».
[22] Voir les Entretiens de Francis Ponge avec Philippe Sollers, Paris, Gallimard, Seuil, 1970, p. 66 : « Eh bien, au mur j’avais épinglé un alphabet en gros caractères ; et, sous la table, il y avait mon Littré. Je travaillais donc à préparer ma bombe, avec des lettres et avec des mots ». Voir également pp. 71-72 : « Je mettais en abîme, comme je l’ai dit plus tard, un objet, une notion, n’importe laquelle, et j’ouvrais la trappe, et j’écrivais des textes que je combinais, que j’agençais, comme je l’ai expliqué, par les mots et par les lettres, et par les choses, et par les boucles des consonnes, et par les points sur les i, et par les virgules, etc., comme des bombes ».
[23] Sur les questions de la signature et de l’endettement, voir J. Derrida, Signéponge, Paris, Seuil, 1988.
[24] F. Ponge, « La promenade dans nos serres », Proêmes, dans Œuvres complètes I, éd. cit., p. 176.
[25] R. Barthes, Roland Barthes, Paris, Seuil, 1975, p. 164.
[26] F. Ponge, Méthodes, Op. cit., p. 613.
[27] L’œuvre d’Henri Michaux est en effet traversée par des caractères graphiques non langagiers qui constituent une sorte d’alphabet en quête d’une langue universelle. Dans Emergences-Résurgences (Genève, Skira, 1972), Michaux décrit le parcours d’une telle aventure, des lignes et taches anthropomorphiques aux signes en mouvement, en passant par l’expérience graphique de la mescaline. Voir, par exemple, le recueil Face aux verrous, Paris, Gallimard, 1967.
[28] F. Ponge, Méthodes, Op. cit., p. 614.
[29] Ibid., pp. 613-614.
[30] Ibid., pp. 614-615.