L’obsession grammatographique
- Ponge, Perec, Jabès -

- Frédéric Marteau
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Fig. 12. E. Jabès, El, p. 521

Fig. 13. E. Jabès, El, p. 526

Fig. 14. E. Jabès, El, p. 543

• (El, ou le dernier livre) tente de saisir le lieu sans lieu de la production du livre, de la manifestation de Dieu. Selon la Kabbale, « Dieu, El, pour se révéler, Se manifesta par un point », ainsi débute le dernier livre. Il s’agit d’approcher au plus près cette trace à la fois finie et infinie, cet accident ou cette blessure qui est l’origine et la fin de l’œuvre. Un point, un grain de sable en deçà de la lettre ? Oui, le moindre tracé qui rend la lettre possible. Mais est-il possible de faire un livre de sable, n’est-ce pas l’utopie même de l’entreprise scripturale ? Car il n’est pas possible de se passer de la lettre, de s’en abstraire complètement. « Tu croyais en avoir fini avec la lettre, avec le signe. Est-ce possible ? ». Il s’avère tout au long de ce dernier livre que la lettre sera précisément ce qui permet d’appréhender le point, ce « point d’un espace qu’aucune lettre ne désigne » [89] mais qui peut apparaître quand celle-ci se casse ou se rature, ou quand elle se sépare d’avec une autre lettre, créant « une faille inattendue ».

 

Un espace un peu plus large – la séparation de deux syllabes, par exemple – dans le mot, une faille inattendue, la cassure d’une lettre ou sa chute dans le vide, provoquent un tel jeu dans ce mot que celui-ci se voit entraîner dans une série de métamorphoses qui l’annule à mesure qu’elle progresse [90] ;

 

(El, ou le dernier livre) multiplie ainsi les jeux de mots, les explorations des possibilités langagières, quand les mots se défont par leurs lettres, pour se refaire ailleurs : homonymes (fin/faim [91]), anagrammes (écrit/récit [92]), palindromes (Nul/L’un fig. 12), mise en évidence d’un mot dans un mot (« Dans Liberté, il y a le mot liber qui le récrit » [93] ; « Dans le mot naufrage(…),nuage est le vocable de la chance » [94]), rébus grammatographique (« Privé d’R, la mort meurt d’asphyxie dans le mot » [95])…

Le plus frappant reste les tableaux de lettres qui parsèment le livre : jeu visuel d’une combinatoire grammatique où les lettres apparaissent pour être biffées et pour laisser surgir d’autres vocables. Le nom de Dieu apparaît alors comme l’enjeu du livre. « Fragmenter le nom de Dieu qui est formé de tous les mots de la langue afin de le réduire à un mot, à une syllabe, à une lettre » : cette opération aboutit à un premier travail des « morceaux épars » qui font apparaître tous les noms des personnages jabèsiens en une étrange combinatoire grammatique (fig. 13). Plus loin, Jabès s’attarde plus longuement sur les mots El et Dieu, les décomposant et les recomposant – voici un exemple de cet étrange mais fécond travail :

 

Dieu = Vide = Vie d’yeux.
Il disait : « Dieu est vide du vide. Dieu est vie du vide. Il est vide d’une vie d’yeux. La mort est l’œil du deuil.

Cieux, mot pluriel composé d’yeux et de ciel.

Dieu est également dans le mot Cieux, comme un unique silence – D, dans le miroir de la page, se transformant en C au premier frottement de la gomme.

Cieux, pluriel silencieux de Dieu.

Dieu. Di eu. Dis (à) eux. Vide entre deux syllabes. Dieu nous donne à dire le deuil [96] ;

 

L’ensemble de ce travail aboutit à un tableau où les lettres biffées de Dieu et de Deuil laissent apparaître la seule lettre L, entendue aussi comme El (fig. 14). Point ultime, seuil de la ruine du livre comme de son perpétuel recommencement (de son nouvel envol), une lettre est à même de redéployer le livre au lieu même de sa destruction. Reste d’écriture, débris du mot détruit, une lettre peut toujours dessiner la chance de l’écriture, comme rappeler le risque permanent de la ruine et de la dissémination. Mais son dessin, sa réduction à un simple trait, à un simple point, est peut-être l’annonce de nouveaux tracés. « (Une vingt-septième lettre reste peut-être à inventer.) » [97]

Que ce soit Ponge, Perec ou Jabès, ces trois écrivains ont en commun la conscience et la pratique d’une matérialité de l’écriture, liée à l’existence d’un support, au déploiement d’un geste graphique. Mais ce que dont ils témoignent surtout, c’est qu’en ce jeu scriptural réside les enjeux les plus élevés de la littérature : l’expression d’un objet et d’un sujet, celle d’une relation à l’Histoire, etc. Quelle est la réalité qui se cache derrière une lettre ? Ou encore : la lettre est-elle le signe d’une rature ou celui d’une apparition ? Il reste ainsi remarquable et symptomatique que les trois auteurs interrogent à la lettre la question du réel comme la question du souvenir, celle de la présence comme celle de l’absence. Quelque chose toujours précède ou excède l’écrit ; la lettre est la trace minimale, suffisante ou précaire, d’un vécu sans cesse menacé de disparition (d’oubli). Il s’agit de la faire jouer, dans tous les sens du terme et notamment dans son sens mécanique : loin d’être figée, la lettre bouge, agit, se déplace, cache ou révèle. Elle est la trace d’un fonctionnement de l’écrit : l’instance graphique où le dessein de l’écriture est tenu (ou tendu) à son dessin.

La lettre apparaît comme le signe et l’instance d’un tel « objeu » en qui réside le mystère de l’écriture. Ecrire, à un moment ou à un autre, c’est toujours être attentif aux lettres qui permettent la formation des mots. On peut en oublier l’existence (la singularité, l’autonomie), mais elles finissent toujours par revenir hanter le texte où elles se sont inscrites. De l’écrivain au lecteur se transmet, dans les failles critiques de tout geste scriptural, une telle obsession grammatographique. Inscrire une lettre – la typographier, la calligraphier ou la dessiner – instaure un pouvoir, positif ou négatif, qui signe un rapport au monde ; c’est initier un moment critique qui peut tout à la fois se révéler être une chance et une menace, une joie et une douleur. Mais nos trois auteurs n’ont cessé de nous rappeler que la finitude de l’écrit, ce qui le fait tenir au corps de sa lettre, reste le gage de possibilités inépuisables – le symptôme d’un travail infini.

 

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[89] E. Jabès, • (El, ou le dernier livre), Op. cit., p. 478.
[90] Ibid., p. 479.
[91] Voir Ibid., p. 465.
[92] Voir Ibid., p. 469.
[93] Ibid., p. 523.
[94] Ibid., p. 568.
[95] Ibid., p. 497.
[96] Ibid., p. 542.
[97] Ibid., p. 485.