L’alphabet du crime
(immanence de la lettre dans l’image :
Les Vampires de Louis Feuillade)

- Olivier Leplatre
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Fig. 38. L. Feuillade, Les Vampires, 1915, épisode 3

Fig. 41. L. Feuillade, Les Vampires, 1915, épisode 6

Fig. 46. L. Feuillade, Les Vampires, 1915, épisode 5

Fig. 47. L. Feuillade, Les Vampires, 1915, épisode 5

De ces corps sur corps, on se prend à rêver – mais tous ces plans suscités par Feuillade ne sont-ils pas les chimères du rêve ? – qu’ils forment un X, chiffre fantomatique de l’inconnu et du virtuel, du nom manquant mais hôte et multiplicateur de tous les noms possibles (fig. 38). On se souvient aussi des grandes pestes où des hommes transportent les corps de leurs semblables (fig. 39a-b ) et l’on se dit qu’avec les Vampires un fléau submerge la société et attaque la vie. Mauvais Samaritain ou Saint Christophe inversé (fig. 40 ), Moreno porte Métadier ; il porte sa croix aussi, connotation iconographique à quoi n’est pas insensible Feuillade qui mêle à ses épisodes un subtil imagier religieux touchant notamment au miracle de la résurrection. Moreno recompose une descente de croix parodique, comme ailleurs son drap, par où il revient à la vie, est explicitement associé par Guérande au suaire du Christ (fig. 41a-b). Mais, pour un peu, on verrait encore, par cette sorte de conduite hallucinatoire que les Vampires finissent par provoquer chez le spectateur, le dessin d’un révolver (fig. 42 ) : les corps sont armés, prêts à la détonation, prêts à faire exploser les contours du monde.

Les Vampires étendent l’existence de la lettre qu’ils animent au corps entier de l’image. Ils la produisent matériellement, de façon immanente ; leur matière engage les formes. Ils la développent à la surface du film, grâce à la dérive et au débordement de leur substance. Feuillade montre le déplacement de la lettre amplifiée, diffusée, telle une tâche d’encre, en image-mouvement. Il nous fait voir comment les Vampires, ces organismes noirs, ces réserves d’encre prête à couler, s’extraient de la gangue textuelle où ils devraient être tenus – le feuilleton dont Guérande est censé fournir les épisodes – pour advenir à la figurabilité ouverte qui définit le cinéma. Les Vampires glissent du texte à l’image et l’image dérive avec eux. Ils font migrer la lettre dans l’espace visuel, ils désagrégent son aspiration à l’unité et à l’isolement pour privilégier sa dispersion et son aptitude à la circulation.

Par association à ce travail imageant des Vampires, activé par l’hyperesthésie de la pellicule, on songe aux chauves-souris d’Emile Gallé non pas serties dans le bloc du verre mais l’irisant, s’écoulant dans ses veines et le nappant (fig. 43 ). L’animal dans l’œuvre de Gallé, qui a aimé ses variations poétiques chez Robert de Montesquiou [12], se déplie et se dissout, comme ailleurs les floraisons d’orchidées, de lis ou de lotus toujours agités par une eau invisible. Chez Gallé, la chauve-souris, à laquelle il conviendrait d’associer le papillon ou l’éphémère, est choisie sans doute pour sa force d’éclosion et de palpitation : elle dépense sa matière dans le matériau du verre qu’elle nourrit, enrichit, embrume [13] et complique. De cet écartement séminal du corps, naît l’objet soufflé et vitré ; il est conçu comme l’expansion d’une intériorité, il accouche le recel d’ombre colorée de la chauve-souris.

Les Vampires chez Feuillade promeuvent, eux aussi, des caprices de matière que l’image répercute ; ils ressemblent aux gouttes d’encre qui se déflorent dans un milieu humide, l’imbibent, le fuient, l’étoilent [14]. Ils sont proches encore de cette pieuvre qui, dans les lavis de Victor Hugo (fig. 44 ), répand son encre sur la parcelle marine du papier, à moins que l’encre par les détours plus ou moins concertés de la plume, ne retrace sa forme échevelée. La pieuvre aux bras-ancres, jetant par volées des averses encrées, a pu être une lettre à son origine ou elle aboutit à sa suggestion : un H certainement, signature du philographe, peintre et écrivain, que l’encre brune réagissant sur son support a affolée. La lettre diluée, hystérisée a mué en une créature tourmentée et finalement en un spasme d’image.

Lors d’une scène de L’Evasion du mort (épisode 5), les invités d’une fête sont gazés par les Vampires pour être volés. Feuillade conçoit alors une série de plans d’une étrangeté somptueuse. Il introduit ses deux silhouettes noires au fond, dans l’encadrement des portes symétriques : les complices découvrent une avalanche de corps évanouis, accumulés les uns sur les autres ou avachis dans les fauteuils ; ils s’apprêtent à les délester (fig. 45 ). Par l’entrebâillement de la lumière, s’affirment deux lettres et l’image s’extravase à partir de leur présence irradiante. Les autres corps dispersés ou amassés dans l’espace, comme après le ressac d’une orgie [15], ont ces deux figures pour source formelle et aura ; ils trouvent en elles leur départ, depuis l’ouverture des portes qui sont, au fond de la pièce, une autre façon de représenter le dépliage des ailes des Vampires quand elles libèrent les ressources de la création et donnent lieu aux images. Les lettres vaguement ondulées, bougées elle-même par les ondes qui se répandent de leur noirceur constituent ce que G. Didi-Huberman nomme un « champ de figurabilité » [16] ; elles font admirer la puissance génésique de l’immanence au sein des formes [17]. De la coulure d’encre des Vampires, prennent les corps : elle se coagule en eux, y est remodelée, empâtée. Mais pour réussir cette installation, il aura fallu l’aide du gaz, acteur essentiel, quoiqu’invisible, de la prolifération matérielle, identique à l’eau baignant d’encre les lavis et aidant la plume à se mouvoir pour engendrer ses surprises.

Alors que la lettre s’isole, se fixe, retrouve la scansion du geste d’écrire – geste fragmenté, coupé –, l’image jouit du corps plastique qui s’étire, se courbe, s’éploie, en prolongeant infiniment les virtualités de son signifiant. Pour s’évader, Moreno, l’un des chefs de bande, fait croire qu’il s’est suicidé en avalant une pilule enveloppée dans un papier et cachée dans l’oreille (elle se révèlera finalement une sorte de somnifère, fig. 46). Dans la cellule du dépôt, on le laisse pour mort recouvert d’un drap. Et pourtant, Moreno se lève (fig. 47a-b). Le linge qui l’enveloppe le vêt d’un drapé de fantôme : il s’extrait de son linceul, s’extirpe des fronces du tissu. Peut-être perce-t-il un papier froissé. Le spectateur assiste à cette scène incroyable d’un homme qui franchit sa peau textile, érige sa forme ressuscitée et revient ainsi à l’image.

 

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[12] R. de Montesquiou publie les Chauves-souris, son premier recueil poétique, en 1892. Gallé rencontre Montesquiou en 1889 et commence dès cette époque une série de compositions vitreuses inspirées par les textes de son ami. Voir A. Bertrand, Les Curiosités esthétiques de Robert de Montesquiou, Genève, Droz, 1996, Tome I, pp. 185-191.
[13] Dans ses Mémoires, R. de Montesquiou note qu’Emile Gallé était parvenu à mêler les « découpures du volatiles bizarre (…) à celles des nuages, aux noms des constellations et à la tonalité des brumes » (Les Pas effacés, Paris, Emile-Paul frères, 1923, Tome II, p. 296).
[14] Voir G. Didi-Huberman, « L’immanence figurale. Hypocondrie et morphologie selon Victor Hugo », Les Cahiers du Musée national d’Art moderne, n°85, 2003, pp. 90-120.
[15] Voir G. Lascaut, Les Vampires de Louis Feuillade, Op. cit., p. 98.
[16] « […] les modalités concrètes, processuelles, de ce donner-lieu, en font un champ de figurabilité, où les traces visuelles sont maintenues le plus longtemps possibles – et si possible à jamais – dans l’état d’être “figurantes”, plutôt que “figurées”, fixées, lisibles » (G. Didi-Huberman, Phasmes. Essai sur l’apparition, Paris, Minuit, « Paradoxe », 1998, p. 154).
[17] Voir G. Didi-Huberman, « Image, matière : immanence », dans Rue Descartes, n°38, 2002/4, pp. 86-99.