L’alphabet du crime
(immanence de la lettre dans l’image :
Les Vampires de Louis Feuillade)

- Olivier Leplatre
_______________________________
pages 1 2 3 4 5 6

Fig. 16. L. Feuillade, Les Vampires, 1915, épisode 6

Fig. 19. L. Feuillade, Les Vampires, 1915, épisode 7

Fig. 22. L. Feuillade, Les Vampires, 1915, épisode 4

Fig. 27. L. Feuillade, Les Vampires, 1915, épisode 7

Fig. 30. L. Feuillade, Les Vampires, 1915, épisode 8

Dans l’espace du film, pareille aux autres Vampires, Irma Vep anime sa chair de lettre vivante et érotique. Par sa silhouette que moule le beau collant foncé dessiné par Paul Poiret (fig. 16a-b), elle se dépose sur le film, elle laisse à même la pellicule sa charmante vague nocturne. Elle est, à l’image, une somptueuse enluminure noire, indéchiffrable. Ses yeux, ses lèvres charbonneux sont rehaussés de cernes encrés. Irma est faite de la matière de l’écriture. La substance de cette étrange muse célébrée par les surréalistes, Aragon, Desnos ou Breton, est ombreuse : elle est trempée dans le néant de l’encrier qui la rend visible et donne à la chair son pouvoir d’adhérence, sa force d’image collante.

Quand on ne le comprend que du côté de l’ordre, Guérande nous paraît convertir ce mystère en clarté. Il démasque Irma, il réécrit les messages des Vampires, il les amène au lisible. Il espère figer les criminels en caractères d’imprimerie. Il reconduit à la linéarité des textes qu’il est censé rédiger sur eux leur dispersion verbale. Pourtant, nous l’avons bien vu, Guérande écrit peu ; il est régulièrement interrompu par l’arrivée des télégrammes et les surprises du réel magiquement transformé par ces prestidigitateurs en bande organisée. On soupçonnera Guérande d’être intimement séduit par la belle noiseuse Irma et son corps de ballet, d’être attiré par la gymnastique acrobatique des cambrioleurs et leur folie de lettres émancipées. Guérande traque les Vampires et, spécialement, leur sibylle pour mieux admirer la chorégraphie lettrée qu’ils réussissent et jettent sur le boulevard du crime comme des coups de dés. Obsédé par cette impression onirique et la pourchassant, il fait danser pour son propre plaisir cette dionysie dont la pulsion épidémique enivre le film. Se refusant au texte, les Vampires façonnent à l’envi des images : autant d’images prises à la lettre. Ainsi se déploie la dynamique du fantasme : le film dépend tout entier de l’excitation de Guérande fasciné par l’activité génésique du chaos et par la rumeur primitive du crime changé en calligramme.

Feuillade s’amuse à traduire l’ambiguïté de son héros, enquêteur du rêve, par le pyjama rayé, cet étonnant article qui lui sert de costume d’aventures et qu’il partage avec Irma (fig. 17a-b ). On regardera son motif de lignes comme le guide ou le support du texte à faire, comme une matrice typographique. On s’attend à ce que ces lignes orientent la connaissance et programment le retour à l’ordre. Mais, tout au contraire, imprimées sur le corps du rêveur, elles dessinent l’autre forme de savoir et d’expérience dont il est le passeur ; elles composent, sur lui et pour le film, la table des images ou l’échiquier de leur jeu.

Dès lors, il apparaît au spectateur que les aspects même des objets du monde portent l’empreinte des Vampires : leur nom, celui d’Irma Vep plus que tout autre, dissémine des lettres comme des fétiches déplaçables, greffons autonomes et mobiles, comme des fétiches devenus corps à part entière ; ou bien les corps des Vampires se concentrent en lettres, et leurs silhouettes sensibles se transfèrent en traits signifiants pour être essaimées dans l’espace du monde à conquérir. Les deux opérations se répondent : les Vampires ont des noms qui sont leurs corps et leurs corps sont des noms. Ils font signes de toute leur présence dont il voudrait que le monde soit le prolongement et le territoire, c’est-à-dire l’image.

La saturation signifiante, visuelle, jusque sur les grands écrans de cinéma où Guérande et Mazamette ont la surprise de découvrir leurs ennemis (fig. 18 ), la faculté de métamorphose des Vampires et la hantise qu’ils excitent et entretiennent, tout encourage l’activité délirante du regard. Le spectateur, comme Guérande, voit les Vampires partout. Il les traque comme des rébus. Il n’a pas de mal, par exemple, à retrouver le V de Vep remodelé par le pavillon de son enregistreur dans l’épisode 7 ou encore dans l’épingle à cheveux vue au cours de l’épisode 8 (fig. 19a-b) ; il le retrouve suggéré encore par l’Hôtel de la Pyramide (fig. 20a-b ) ou la coiffure bretonne de la vamp elle-même, entrée au service de Guérande pour l’espionner et le tuer (fig. 21 ). Le trait de son corps, ce grand i comparable aux aiguilles de minuit, l’heure du crime [11], ne cesse d’apparaître dans tous les corps ficelés, empaquetés que déposent un peu partout les criminels (fig. 22) ; il se redouble ailleurs dans le geste du doigt levé – érection phallique de la virile Irma – qui réclame attention et qui menace (fig. 23 ). Combiné avec le V des bras repliés sur les hanches (en souvenir des ailes de la chauve-souris), il signifie encore l’allure perplexe de la jeune femme ou son air canaille (fig. 24 ). Le i de la ligne est mimé par un klaxon de voiture (fig. 25 ) ou redessiné par l’affût du canon de Satanas lançant son obus rond comme une tête (fig. 26 ). Mazamette et son fils ne mettent-ils pas d’ailleurs la main sur un boulet caché dans une boîte à chapeaux (fig. 27) alors qu’ils enquêtent à Montmartre dont le Sacré-Cœur ressemble à un grand obus dressé vers le ciel ?

Précisément, autre voyelle du corps d’Irma aperçu en lettre, le o de la bouche, des yeux, du visage prolifère partout : on le revoit, en vrac, avec la tête coupée du premier épisode rangée, elle aussi, dans une boîte (fig. 28 ) ; on en redécouvre le dessin dans la face comique de Mazamette dont le prénom Oscar donne déjà le contour du tracé (fig. 29 ), dans le nuage – le prénom exact de Mazamette est Oscar-Cloud ! – qui suit l’explosion du Jean-Bart pour faciliter l’évasion d’Irma (fig. 30)… Il faudrait encore inclure dans ce foisonnement aspectuel, les multiples voies de passage par où les Vampires circulent en toute ignorance des limites et des fermetures : bouches d’égout, puits (fig. 31a-b )…

 

>suite
retour<

[11] C’est à minuit par exemple que le baron de Mortesaigues, alias le Grand Vampire, gaze sa réception pour dépouiller ses convives du Tout-Paris (épisode 5).