L’alphabet du crime
(immanence de la lettre dans l’image :
Les Vampires de Louis Feuillade)

- Olivier Leplatre
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Fig. 33. L. Feuillade, Les Vampires, 1915, épisode 3

Fig. 34. L. Feuillade, Les Vampires, 1915, épisode 4

Fig. 36. L. Feuillade, Les Vampires, 1915, épisode 4

Fig. 37. L. Feuillade, Les Vampires, 1915, épisode 4

Ces ouvertures trouent l’espace et le changent en un vaste labyrinthe aux voies compliquées et parallèles dont l’origine semble être un en dessous labile des choses, archaïque et transgressif. Le grand souterrain du monde, abondant de nuit, s’exprime par ces accès ; il parle à la surface de la ville et dans ses appartements, il crache le crime et, à rebours, avale ses victimes (entre autres par le nœud coulant de la corde avec laquelle Moreno veut pendre Guérande fig. 32 ). Le projet du crime est de rendre la ville poreuse, perméable aux surprises maléfiques de l’Enfer. Irma cristallise ce vorace désir d’aspirer la vie et d’y semer le désordre : elle se diffuse par les sas, les points de fuite de l’espace acquis par les Vampires et où leurs corps graphiques, à l’instar de leurs tourbillonnants changements d’identités, se répercutent et s’anamorphosent. Enfin, tous les cadrages à l’iris de Feuillade, ou leurs mises en abîme par exemple dans le petit cadre où Guérande conserve la photographie de sa première fiancée (fig. 33), ne viennent-ils pas redoubler ce cerne obsédant dont Irma est visiblement la matrice ?

Les corps mobiles des Vampires agencent une syntaxe visuelle qui provoque la sensation d’une intense présence lettrée. Comme morphèmes plastiques et « cinémèmes », ils s’imposent aux signes du monde et comme signes au monde, tantôt liant et déliant les formes identifiables d’un alphabet, tantôt inventant de nouvelles propositions, le plus souvent associant les deux opérations en une combinaison inventive de graphies. Ainsi les comportements, les postures des Vampires dessinent dans l’espace leurs signifiants libres ; ils importent une écriture fictive, cryptée, lisible néanmoins à travers la bande déroulante du film que Feuillade substitue au texte et que les corps vampiriques marquent de leurs sceaux ou de leurs idéogrammes.

A trois reprises par exemple, un personnage porte un autre sur son dos (fig. 34a-c). Incluse dans des scénarios d’enlèvements dont les épisodes sont friands, la scène est répétée de manière différente tout en témoignant d’une belle obsession visuelle. Réunis pour cette figure de ballet, les corps offrent au regard plus que l’illustration d’une circonstance narrative. Ils font admirer la naissance d’une lettre, ce qui en tout cas la constitue substantiellement : une corporalité (ne parle-t-on pas en typographie de corps, de jambages, de bras, de ligatures, de hampes ou de queues… ?) jaillie en signes, en textures, en incarnations (corps fendus ou plaies cicatrisées) ; à partir de cette corporalité, des rapports d’intensité, un marquage de l’espace découpé, arpenté en lieux. Ne perçoit-on pas, en effet, dans toute lettre le processus d’un relief sensible, d’une trace et d’une ombre, ou bien d’un évidement. Les alphabets anthropomorphes, du Maître E. S. à la fin du XVe siècle jusqu’à Erté ou Dali (fig. 35a-b ), loin d’être des aberrations étranges du dessin lettré, restituent l’origine exacte, gymnastique, de cette parturition des lettres dans la chair. Ils témoignent non d’une réappropriation des signes par la forme humaine mais de l’inscription de la déformation humaine dans la lettre, de la poussée des corps, de la déchirure qu’ils infligent à l’espace et qui les défigurent eux-mêmes jusqu’au franchissement de leurs limites et à l’élan de la nouveauté.

Les Vampires se prêtent à ces jeux athlétiques de la figuration puisqu’ils confèrent au corps une importance extrême au sein de la réalisation du crime. Se jeter sur quelqu’un, l’attraper, sauter, tomber, grimper, se battre, se débattre…, toute cette gestuelle, tous ces efforts, prometteurs de résultats bougeant les formes connues, entraînent les Vampires dans un corps à corps permanent avec l’extériorité dans le but d’en prendre le contrôle et de s’unir à elle et la métamorphoser. Pour situer un corps qui en porte un autre, Feuillade utilise des lieux intermédiaires : des voies de chemin de fer, une rue ou l’étage d’un hôtel sont les endroits transitoires où se rencontrent, s’accouplent à leur manière des êtres et où ils s’invitent à se redessiner. Là, en ces seuils, la matière s’essaie à l’inédit, elle produit des dissemblances fécondes.

Le film de Feuillade en hérite directement dans son montage même : il malmène la logique du récit, travaille par légères dissonances narratives, par assemblages d’images éventuellement hétérogènes. Deux scènes le traduisent exemplairement : l’appel téléphonique entre Guérande et Mazamette à la fin de l’épisode 4 qui rapproche hors de toute vraisemblance spatiale les deux interlocuteurs dans une même image composée en triptyque (fig. 36) ; ou encore, ce plan de coupe de deux appartements (fig. 37) signifiant une fois de plus la faculté qu’ont les Vampires de lever les obstacles et de créer les solutions de lieux neufs, spécialement accessibles au cinéma. Libre de toute cohérence narrative et poussé par la liberté d’imaginer, Feuillade va jusqu’à insérer dans son film des éléments récupérés à d’autres tournages telle cette incroyable scène de corrida supposée se dérouler à l’époque napoléonienne et introduite dans un des épisodes (épisode 6).

Porter un homme, l’enlever et le charrier, comme le fait à deux reprises Moreno avec le banquier Métadier et avec Irma, revient à se confondre avec lui, à le vampiriser pour créer avec son propre corps un nouvel être hybride, siamois, presque monstrueux. On perçoit d’abord distinctement deux individus et rapidement plus qu’un troisième corps né de l’addition des deux autres : les Vampires, Irma en tête, sont, on le sait, des figures collantes. Les vampires sont parasites, atroces suceurs de sang et alchimistes de la chair fluide : les voici chez Feuillade entés sur leurs victimes, se déplaçant chargés de leurs corps, comme des fourmis besogneuses. L’animalité remonte dans cette conduite : araignée, papillon ou chauve-souris, avec  les Vampires, une certaine bestialité travaille à l’image, en direct.

Créatures à l’identité muable, les Vampires de Feuillade changent de peau : nous ignorons qui ils sont vraiment mais nous percevons qu’ils deviennent autres avec une étonnante facilité en brouillant les contours de l’être et du sujet. Sous un homme un autre, comme, dans les anagrammes, les lettres viennent sous d’autres lettres. Emprise, latence, primitive violence, les Vampires mettent en jeu les phénomènes vertigineux des associations : leurs corps alphabet contiennent toutes les réserves imaginables de figures, c’est-à-dire d’altérités figurales. Ainsi précisément, dans l’épisode 4, après avoir emmené Métadier, Moreno se coule dans son apparence (même sa mère ne ferait pas la différence, déclare un des comparses de Moreno) et il dépouille la banque : en récupérant l’argent, il en profite même pour doubler la bande rivale et se comporter en vampire des Vampires.

 

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