« Une trace élémentaire » selon
Yves Bonnefoy : les lettres picturales
d’Alexandre Hollan

- Natacha Lafond
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Fig. 6a. A. Hollan, La Journée d’Alexandre Hollan, 1995

Fig. 6b. A. Hollan, La Journée d’Alexandre Hollan, 1995

En ce sens, le sujet est aussi ce qui guide le geste de création, en trouvant la résonance de l’arbre observé d’abord en lui. Mais, surtout, la lettre est aussi le lieu de passage entre la perception de l’arbre et sa « graphie » pour l’être. Il faudrait parler d’observation sensible de l’arbre, plutôt que d’impression, et d’écriture picturale plutôt que de suggestion. Le peintre relève les « potentialités » éveillées dans l’être, pour créer, le poète les « virtualités » déployées dans le dessin, pour inciter. Le verbe « inciter », aussiployé par le poète,t à rattacher à la philosophie de la peinture et de la poésie chinoises présentées par François Cheng dans ses écrits ; à mon sens, il permet de rendre l’action rencontrée dans ce mouvement.

 

L’image née de l’échange des deux partenaires n’est donc pas un simplereflet (…). Dans ce mouvement, [l’incitation ou xing] introduit le processus inverse objet→sujet, celui qui part de la nature pour revenir à l’homme [22].

 

Le dessin de la lettre est déploiement des possibles du signe comme de la forme. Il implique non tant le sujet d’une impression, une description détachée vers l’objet en soi, que ce développement, ce devenir de l’être incité par la lettre. L’arbre source, objet du réel, et ces lettres picturales, objets de l’image, conduisent le sujet à cette méditation spirituelle et à ce saisissement des sensations au monde. C’est dire que le sujet se constitue comme sujet par le regard sur ce double objet ; il ouvre à la présence de cetobjet en lui, par sa compréhension. « Devant l’arbre, ma chance est d’entrer directement en contact avec l’inconnu. Avec le pas moi. Ceci donne un sentiment de liberté » [23]. L’observation conduit en premier à ce « pas moi » qui constitue une étape fondatrice dans la constitution du sujet par cette liberté. L’être développe l’imaginaire de l’abstraction, par cette pensée du signe, tandis qu’il s’accomplit dans une présence, par cette figuration organisée de la forme. Il s’élève à son existence par cette double incitation de son être, à partir de l’objet arbre.

Dans toutes ses études sur le peintre, Yves Bonnefoy relève ainsi l’importance de la méditation spirituelle suscitée par ces arbres et ces suites de lettres ; il évoque la philosophie du bouddhisme pour rendre la recherche de ce sujet dans l’objet et rappelle la règle cistercienne « si tu veux voir, écoute » qui est en jeu dans les dessins [24]. L’être constitue son identité par cet apprentissage du réel, de l’image, et du mot, pour atteindre une « expérience mystique » dans la plénitude accordée au monde.

Dans les Carnets de Hollan, il faut cependant aussi montrer l’importance accordée à la dimension de l’irrationnel, recherchée précisément dans le saisissement de ces lettres par la fulguration intuitive. « Le choix, c’est de répondre à la vie subconsciente le plus intelligemment possible (sachant qu’elle est d’une potentialité infiniment plus grande que notre raison sensible) » [25]. Mais plutôt que d’y lire uniquement l’évolution entre deux états, du peintre à son lecteur, de la matière à la création finie, qui irait de la transformation (création) de cette vie subconsciente en méditation spirituelle (réception), nous pouvons aussi y retrouver les différentes approches qui composent l’être. La lettre picturale dit l’énergie de cet irrationnel, l’abstraction de la pensée, ainsi que la présence au monde : elle tend à l’unité de la vie du sujet.

 

Ut pictura poesis : le drame de la lettre

 

Les idéogrammes sont composés de traits. En nombre très restreint, ces traits offrent cependant des combinaisons extrêmement variées (…). Son tracé, selon l’interprétation traditionnelle, est un acte qui sépare (et unit en même temps) le ciel et la terre. Aussi le caractère veut-il dire à la fois “un” et “ unité originelle” [26].

 

Les suites de Hollan s’appuient bien sur cettevariété d’un alphabet indéfini et ouvert. Surtout, elles représentent parfaitement cettedissociation-séparation, à plusieurs niveaux, et cemouvement vers une unité ; l’instant de la lettre, qu’il faudrait peut-être rapprocher de l’illumination rimbaldienne s’ordonne dans un mouvement plus ample, préparé par la maturation du créateur, vers la durée devenir de l’arbre [27]. Le geste nous met à distance du réel comme de l’image, détache de l’objet par l’invention de la lettre picturale, pour reconstruire le sujet dans sa relation au monde.

En ce sens, il faut rappeler, par exemple, la proximité de la peinture, de la calligraphie, de la musique et de la poésie dans la pensée chinoise. L’unité au monde est en premier figurée par cette unité des arts. Et jamais pour ces lettres n’est question « d’imiter » selon Fr. Cheng, mais de « figurer » une représentation ordonnée. Le dessin de ces « études » qui peuvent faire songer aux alphabets des arts renoue ainsi avec la conception antique du moins, il en montre les linéaments ; le peintredessine et propose des suites alphabétiques toujours différentes sans en achever le contour, par une association à un mot. Là aussi, la lettre picturale tend vers cette proposition, esquisse l’alphabet mais l’ordonne dans une con-figuration moins continue. Le peintre sépare davantage chaque art, le tableau lettre, le carnet, le tableau arbre, le dialogue avec le poète, tous gardés dans leur distinction, amplifiés et non condensés par l’art de l’ellipse.

Si l’art chinois tend à des poèmes brefs et si denses, à des peintures stylisées, l’art de Hollan souligne le trait qui sépare, les étapes entre les arts qui s’appellent les uns les autres sans tout à fait se fondre. Yves Bonnefoy évoque le « drame » à l’œuvre dans ces peintures : la lettre picturale est l’expression du drame dans le signe, dans sa relation au sujet et à l’image, et dans ses liens aux arts. « “Ut pictura poesis ” : la poésie une forme de peinture. Cette belle formule est vraie, pour autant qu’on l’entende dire l’identité des projets, l’unicité de la fin » : le poète présente la peinture par cette comparaison, en soulignant bien la distinction des « projets » amenés à s’entrelacer et à s’interroger par les lettres des suites. Plus encore, il précise comment la peinture de Hollan enseigne au poète cette approche d’une « unité » qui est fondatrice dans sa quête comme carrefour du visible et de l’invisible. La vue de lettres dans les feuillages des arbres qui les rapprochent des nuages constitue le rêve d’une unité entre la terre et le ciel, selon les principes de l’art chinois. Elle est aussi ce qui ouvre cet espace de l’inconnu dans le monde, selon la quête de l’art occidental.

L’art de Hollan, défini par l’expression de « trace élémentaire » pour Yves Bonnefoy, se rapproche ainsi de différentes pratiques autour de la lettre, dramatisées, et manifeste, surtout, sa singularité. Il invente une lettre picturale, une « trace » ou incitation à lire l’alphabet « élémentaire » pour l’être.

Ajoutons pour finir, qu’un autre tableau lettre est présenté au début et à la fin de l’œuvre La Journée d’Alexandre Hollan (figs. 6a et 6b) : il prend la place de l’épigraphe et de la signature du peintre au poète, comme du poète au peintre. Il crée l’espace de l’échange dans le livre, sans nom nommé, avec des noms pourtant désignés et des référents explicites : Bonnefoy et Hollan. Situé à ces deux places, il exprime le lien carrefour entre l’écriture et la peinture, il signifie. La lettre du paratexte et du cadre de peinture présente ainsi la griffe des auteurs, pour conduire à cesgraphies » de vie. Lieux uniques dans le livre, ils donnent une unité au drame du signe textuel et pictural.

 

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[22] Fr. Cheng, L’Ecriture poétique chinoise, Op. cit., p. 93.
[23] Y. Bonnefoy et A. Hollan, L’Arbre au-delà de l’image, Op. cit., p. 26.
[24] Y. Bonnefoy, La Journée d’Alexandre Hollan, Op. cit, pp. 57-58.
[25] A. Hollan, Je suis ce que je vois, Notes sur la peinture et le dessin, 1979-1996, Carnet, 1, Op. cit., p. 61.
[26]Fr. Cheng, L’Ecriture poétique chinoise, Op. cit., p. 13. Son tracé renvoie tant à celui du premier caractère, le « trait initial » qu’à une conception représentative de l’ensemble, utilisée pour cette étude.
[27] « Quel paradoxe, puisque c’est là risquer de passer de la pratique de l’immédiat à ce signe qui, d’emblée, par excellence, est l’instrument de la médiation ! (…) C’est comme si Hollan rêvait là, lui aussi, lui à son tour dans l’histoire humaine, à la mystérieuse apparence d’autonomie qui est dans le signe ; et qui semble donc une promesse » (Y. Bonnefoy, La Journée d’Alexandre Hollan, Op. cit., p. 41). Pour cette réflexion, il faut aussi signaler Remarques sur le regard du même auteur, non autour de la lettre picturale, mais des peintures et sculptures.