« Une trace élémentaire » selon
Yves Bonnefoy : les lettres picturales
d’Alexandre Hollan

- Natacha Lafond
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Les lettres d’un alphabet de la langue, de l’image et du réel

En outre, la peinture lettre peut aussi faire songer à des alphabets d’enfants qui apprennent à écrire ; elle est lettre en construction, qui se porte vers l’apprentissage d’une langue, aube d’une écriture où le signe se déprend de son espace pour devenir une lettre à part entière tout en jouant de ses figurations sensibles. La lettre œuvre vers une abstraction et trouve sa propre matière. Elle désigne l’exercice : Hollan nomme aussi les séries de lettres « études d’arbres » et « perceptions d’arbres ». Les titres, variés, impliquent l’accès à la peinture de l’arbre. Surtout, ils désignent la dramatisation de la séparation de la lettre et du monde ; ils constituent un exercice pour s’abstraire de l’imitation du monde, critiquée par Hollan et Bonnefoy.

Contre l’imitation, l’exercice de la lettre permet au peintre de se tourner vers d’autres formes, pour rendre d’autres possibles de l’espace. « Dessiner : avoir à choisir entre imiter un objet ou produire un signe » [17]. Dans cette ouverture, le poète désigne le carrefour que représente la lettre picturale ; elle permet de se « délivrer » du « souci de la mimésis » selon sonpression, et elle est aussi ce qui approfondit autrement cette pratique ancestrale, à l’origine de toute la peinture. L’alphabet met à distance l’espace pour arriver à mieux en rendre le réel pour l’être, de même qu’il se distingue de l’image [18]. Dans sa présentation de Haïkus, le poète rappelle l’opposition qui existe entre l’idéogramme où « les caractères prennent le parti de la réalité du dehors » et « nos lettres »,

 

ces formes qui ne ressemblent à rien du monde et se referment donc sur l’ordre qu’elles instaurent. (…) Mais en retour, la notation abstraite accentue dans l’humain ce qui en fait la différence, elle en comprend les valeurs et même en soutient les maturations spirituelles [19].

 

Or, dans les études de Hollan, une tension s’instaure entre ces deux possibles, entre ce qu’il désigne comme ses signes et ses formes, les lettres occidentales et les lettres pictogrammes/idéogrammes. C’est cette dualité dans les lettres picturales qui ouvre la relation au signe textuel et à la toile de l’arbre, entre les lignes plus épurées et les lignes travaillées par des tourbillons et des pleins. Le tourbillon, qui arrondit les traits dans la peinture de la lettre, rappelle précisément les limites de ce rapprochement, pourtant vivace ; de même, l’inachevé de certains tracés semble arrêter la formation des lettres. La lettre picturale permet ainsi de développer un mouvement qui va de l’abstraction, où se jouent les « maturations spirituelles » de la pensée, à cette vue de « la réalité du dehors » coupée de signifiée, où s’approfondit la perception sensible du monde.

Une fois de plus, il faut noter comment la représentation de la lettre picturale crée une dissociation entre différents niveaux d’approches de l’être et du monde. La lettre détourne de l’espace, par la pensée du signe occidental, tout en nous y faisant songer autrement par cette invention du caractère oriental ancré dans le dehors. L’alphabet nous apprend à nous détourner d’une mimésis à partir de cette réalité, puisque c’est l’arbre observé dès le matin par l’artiste qui suscite ces séries de lettres. De même, l’alphabet nous apprend à observer les lettres du langage et à questionner le signe dans les mots. Car le pictogramme reconstruit l’espace.

 

L’influence d’un langage conçu non plus comme un système dénotatif qui “décrit” le monde, mais comme une représentation qui organise les liens et provoque les actes de signifiance, est ici décisive [20].

 

L’approche de la réalité est moins pensée en termes de médiation, que de compréhension. La toile ne s’efface pas pour faire voir le monde, mais exige un aller-retour entre la vue de l’arbre et l’arbre, entre la vue de la lettre et le langage. Les exercices créent des formes qui donnent un ordre et une unité nécessaire à la réalité. La lettre serait comme une lecture obligée de la réalité pour apprendre à la voir. Et le poète comme le peintre manifestent la portée d’apprentissage de ces lettres.

Plus encore, la lettre picturale nous déprend de trouverans l’image une fin ; elle est en avant dans le temps de création des tableaux arbres, et en-deçà de l’image dans sa pré-figuration, alors que selon le titre d’une œuvre commune au poète et au peintre, « l’arbre est au-delà de l’image ». C’est dire que la lettre crée les conditions de la mobilité du regard et de l’écoute des arbres, pour œuvrer du référent à l’inconnu que la création porte en elle. La création ne s’arrête pas au référent ; elle en fait sa source et sa destination pour développer les possibles de son existence dans la Présence.

 

Graphe comme une plante qui pousse dans les virtualités, à l’infini, du trait sur la page, cette pierraille. Alors que regarder, simplement, et imiter du bout du crayon ce que l’on voit dans l’espace ne ferait, croit celui qui aime les signes, les alphabets, que nous retenir à de l’illusoire [21].

 

Le peintre se doit de retrouver le « graphe » de la « pierraille » : ce n’est pas tant la beauté du tracé qui le retient en premier, comme le calli-graphe, que le saisissement de ce tracé qui peut faire advenir les « virtualités » dans l’image. Pourtant, il est attaché à ce « graphe » du monde, ce dessin né à même le monde, au double sens, du dessin né au contact de la pierre brute, à peine polie, et de dessins ouvrant cette pierre à d’autres virtualités.

 

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[17] Y. Bonnefoy, Remarques sur le dessin, Op. cit., p. 83.
[18] A. Hollan, « Je crois que ce qui me fait travailler en peinture et dessin, c’est le décalage entre le vu et l’œuvre », Je suis ce que je vois, Notes sur la peinture et le dessin, 1979-1996, Carnet 1, Op. cit., p. 19.
[19] Y. Bonnefoy, « Du haïku », Anthologie, Paris, Fayard, « Poésie Points », 2006, p. 26. Rappelons aussi cette proposition de Wan Wei, peintre et poète sous les Tang, cité par Salah Stétié : « Une chute d’eau doit être interrompue, mais sans véritable rupture : là où le pinceau s’arrête, l’esprit continue » (Le Calame, Cognac, Fata Morgana, 1996, p. 49).
[20] Fr. Cheng, L’Ecriture poétique chinoise, Paris, Seuil, « Points Essais », 1993, p. 15.
[21] Y. Bonnefoy, Remarques sur le dessin, Op. cit., p. 87.