« Une trace élémentaire » selon
Yves Bonnefoy : les lettres picturales
d’Alexandre Hollan

- Natacha Lafond
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Fig. 3. A. Hollan, Le Verseur, vieil olivier du Bosc :
mouvement, espace, profondeur, 1996

Fig. 4. A. Hollan, Le Grand chêne de Viols-le-Fort, 2002

Fig. 5. A. Hollan, Chêne vert, perceptions rapides, 2000

Les lettres picturales : un geste de musique

 

De plus, ces tableaux de Hollan présentent aussi la particularité d’êtres nés de gestes fulgurants, liés à la vitesse du tracé et à l’emportement énergique du geste. Le peintre compare souvent ces traits à des tourbillons :

 

Les sillons, trajectoires qui portent le trait, le guident sur un chemin à travers des tourbillons… (…) Pour prolonger l’activité du dessin, pour créer une juste dynamique, les tourbillons vivifient le trait [10].

 

Le geste du peintre est saisissement des potentialités de l’être, de ses forces trouvées dans l’observation des arbres. Il faut distinguer le temps de maturation de ces, et les deux tempi de création des tableaux arbres et des tableaux lettres. Si la patience est nécessaire pour les deux gestes, l’acte de peindre est très différent : le tableau lettre naît dans le saisissement vivace, tandis que le tableau arbre s’accomplit dans la lenteur. De même, les temps représentés ne sont pas les mêmes. Hollan compare très souvent le geste de création de ces lettres à un acte d’écoute qui figure une composition musicale basée sur le mouvement rythmique. Voirouvre à la musique et les lettres figurent la variété des tempi. Et Yves Bonnefoy retrouve cette figuration musicale dans le mouvement des lettres qui forment autant de lignes en mouvement, qui fontvoir le temps [11].

Alors que les tableaux lettres sont parfois placés les uns à côté des autres, à la verticale et à l’horizontale (fig. 3), les tableaux arbres ne se voient qu’un par un, séparément. La lettre en appelle une autre, comme pour former un ensemble, qui joue des différentes directions de lecture. Pourtant, les lettres ne se suivent pas dans un ordre particulier ; le peintre les nomme comme des « traits », des « signes », des « tourbillons » [12] qui se juxtaposent ou se mêlent. La lettre reste esquissée ; et l’esquisse dit son incomplétude. Elle se porte vers l’après.

 

Le trait tranche, et projette l’énergie. L’arbre résonne, vibre, nie. Répond par la durée. Son frémissement s’étale sur la surface du papier [13].

 

Les lettres sont des aubes de temps, qui font appel à cette maturation dans l’après ; elles s’inscrivent dans un devenir, alors qu’elles sont nées de la fulguration. Et elles ouvrent à ce dialogue avecarbre et le texte, qui est un dialogue dans et de la durée. La lettre est à l’origine de l’arbre et de sa durée qui ouvre un devenir pour l’être. Les notions de commencement et de durée dissociées par le geste de création entre la lettre et l’arbre rendent ainsi la complexité de l’évocation du devenir ; il serait une force originelle et un mouvement, par le lien au signe, mais aussi une présence ancrée dans une référence et une « porte vers l’inconnu » [14], par l’après dans l’arbre. La lettre se fonde sur le moment, l’instant, qui ouvre aux arbres ; et remarquons que le peintre en fait ses peintures du matin. L’instant est multiplié, indéfini, par les séries de lettres, tandis que le temps s’étale dans la durée des arbres.

De même, la lettre est démultipliée par les différentes approches de l’arbre, qui recèle les lettres dans son couvert. Elle donne matière au signe dans les tableaux lettres et dématérialise parfois le feuillage des arbres, qui vont jusqu’à se confondre avec les tableaux de nuages. L’instant appelle la durée, tandis que la durée est fondée sur les instants particularisés. La lettre, à la lisière du signe textuel et de la peinture, rend une autonomie et une force à chaque instant, tout en soulignant son manque et sa tension vers l’arbre et ses figurations : la peinture de l’arbre, le mot arbre. Elle se présente comme des directions, des tracés saisis dans l’instant. Elle met en relation et elle est la relation fondatrice de l’être au monde :

 

[Ces instants vivants] se développent, s’accélèrent ou ralentissent. Les accélérations produisent des signes, des ralentissements deviennent des formes [15].

 

Pour Hollan, le trait peut tendre au signe, plus proche de la lettre occidentale, mais il peut aussi prendre des formes qui tendent auxntures des arbres et aux idéogrammes chinois. Les figures intriguent, et conduisent aux signes textuels et à une pensée du signe.

Certaines sont isolées, d’autres travaillées par des lignes brisées ou, à l’inverse, par des lignes entrelacées (fig. 4). Est-ce un alphabet ? La lettre picturale nous apprend à lire l’alphabet des images. Ce sont les images de la peinture, que la lettre inaugure et décompose par ses parties, pour nous rendre attentifs à ses variétés de figure. Propédeutique du regard, la lettre picturale est lecture d’une création. Dans le livre L’Arbre au-delà de l’image, un tableau arbre est placé en regard d’une série de tableaux lettres accompagnée d’une citation du peintre, avec les signes textuels. De part et d’autre de ces pages se trouvent les pages du poète et les formes d’arbres plus estompées du peintre : aux deux extrémités, autour des traits noirs et blancs qui fondent le dialogue central avec les lettres, le lecteur peut voir le texte (signe sans dessin) et les surfaces de couleur noires et blanches (dessin sans tracé). Si la disposition du livre La Journée d’Alexandre Hollan d’Yves Bonnefoy suit aussi ce principe d’alternance entre le texte et les tableaux, il n’y a pas cette mise en page du dialogue entre les trois formes. Par contre, il consacre une partie entière à ces tableaux lettres. Le premier livre rappelle leur fonction de médiatrices, tandis que le second s’arrête à la naissance de leur mouvement.t il ne faut pas oublier les premières références à ce peintre et aux lettres pour Bonnefoy, dans Remarques sur le dessin, qui mettent en perspective les affinités autour du motif de l’arbre, et du tracé de la lettre (fig. 5), par l’attention au dessin et par l’interrogation du langage et du sujet. La question du dessin l’amène au mot arbre constitutive du « je » [16].

 

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[10] A. Hollan, Je suis ce que je vois, Notes sur la peinture et le dessin, 1979-1996, Carnet 1, Op. cit., p. 60.
[11] Pour l’approche musicale de ces peintures partitions, je renvoie à la partie sur la peinture, dans : « La poésie à l’écoute des musiques dans les œuvres d’Yves Bonnefoy, Pierre Jean Jouve, Philippe Jaccottet, Louis-René. des Forêts et S. Stétié : pour un lyrisme baroque », N. Lafond, Thèse de Doctorat, Université de Strasbourg, 2005, pp. 431-434.
[12] Titres de parties des Carnets du peintre, Je suis ce que je vois, Op. cit.
[13] A. Hollan, Je suis ce que je vois, Notes sur la peintre et le dessin, 1997-2005, Carnet 2, Op.cit., p. 26.
[14] « Le monde autre qu’humain, le monde de la nature est habité par l’inconnu. Certains arbres sont des portes » (A. Hollan, Je suis ce que je vois, Notes sur la peinture et le dessin, 1979-1996, Carnet 1, Op. cit., p. 46).
[15] Y. Bonnefoy et A. Hollan, L’Arbre au-delà de l’image, Op. cit., p. 28.
[16] L’échange est fondateur entre le référent et la langue ainsi éclairée dans sa fonction essentielle comme parole, par un émetteur constitué en sujet : le lien détermine la personne, de même que le langage est déterminé par un sujet.