Quand l’art découvre ses cartes...
- Manon Regimbald
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Fig. 6. Philippe Boissonnet, Le Désenchantement d’Atlas

Fig. 7. Philippe Boissonnet, Le Désenchantement d’Atlas

Fig. 8. Philippe Boissonnet, Le Désenchantement d’Atlas

Philippe Boissonnet

 

       Mars 2007 – En expédition dans la péninsule antarctique, la région la plus affectée par les changements climatiques, Philippe Boissonnet travaille avec une équipe de scientifiques suite à son exposition Conversations polaires (2006). Sa pratique qui conjugue holographie, photographie et installation est fondée principalement sur une recherche cartographique. En témoignent : Recartographier son monde (1993-2000), La conscience des limites Gaïa (1993), Un océan d’incertitude (1995).
       Avec sa série de photographies Le Désenchantement d’Atlas réalisée au retour de ses explorations australes, Boissonnet convertit habilement métaphore et allégorie exposant la carte de l’Antarctique sur le crâne d’Atlas, nue tête et chauve (figs. 6 à 8). Ce qui en est vu et ce qui en est lu peuvent se rassembler, se stratifier ou s’échanger, se transcrire avec tous les écarts qui s’ensuivent entre la calotte crânienne et la calotte glaciaire. De toute façon, le cadre cartographique est ébranlé. Quant à la dimension narrative des titres, elle énonce le délire et le désenchantement d’Atlas, sa prise de conscience, son doute. Les nôtres, pourrions-nous dire. Dans l’entrelacs mythologique qui en résulte, la texture si lisse du montage photographique laisse en suspens toutes les autres hétérogénéités : superposition de la tête et la terre ; chiasmes entre la photographie et de la cartographie, la physiologie et la géographie ; le portrait d’atlas et le paysage de la terre ; mise en abîme de photographie (portrait d’Atlas) et de photographie de photographie (carte). A l’évidence, l’œil et l’esprit détectent des regroupements tantôt formels (cercle, sphère), tantôt sémantiques (maladie, désolation).
       Certes, transposer la calotte polaire et la calvitie l’une sur l’autre installe un espace proxémique et personnel, très intime et troublant. De l’écorce terrestre à la chair de l’homme, Boissonnet rapproche le territoire au plus près de soi, il le colle à la peau, en même temps qu’à l’autre extrémité, si éloigné de soi et des autres, il touche la fatalité qui recouvre le destin de l’homme, du Nord au Sud, d’Est en Ouest, universellement.

 

De la finitude de la carte à la nôtre

Le jardin planétaire ne saurait se soumettre à une cartographie classique. Il est partout, il occupe la biosphère, son territoire est l’épaisseur du vivant ( Gilles Clément) [58]

       D’un siècle à l’autre, les mots et les images de la carte en arts visuels ont exploré les mouvements de reterritorialisation et de déterritorialisation repensant le cadre de nos relations aux territoires habités et inhabités ou inhabitables. Or, plus nous avançons dans ce nouveau millénaire, plus ces démarches nous confrontent autant aux « hétérotopies », – ces espaces impossibles selon Foucault [59] – qu’à l’entropie des lieux, à leur dislocation qui se substituent aux formes archétypales de l’Eden et de l’Utopie, comme si désormais il n’y avait nulle part où envisager aller. Ne faudrait-il pas voir là, le signe d’une incertitude, d’un malaise de plus en plus étendu devant notre condition d’humain sur terre, devant la finitude même de la terre où nous habitons mais de moins en moins en poète, de moins en moins en jardinier ? Face à l’inquiétude grandissante vis-à-vis les maux de la planète, la survivance accrue de la carte en art ne manifeste-t-elle pas, de manière de plus en plus pressante, l’urgence pour les mortels que nous sommes, de reconsidérer notre façon d’être dans l’espace, notre manière de s’inscrire sur terre ? pour découvrir peut-être, au Nord du Nord, les chemins d’un avenir ouvert, un territoire d’espérance ?

 

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[58] Gilles Clément, Le Jardin planétaire, Paris, albin Michel, 2000.
[59] M. Foucault, « Des espaces autres », dans Dits et Ecrits, Paris, Gallimard, 1994.