Fig. 1. Vue d’une salle du Musée des Beaux-Arts de
Montréal lors de la rétrospective René Derouin, 1999.
Fig. 2. René Derouin. Trois siècles de migration
sur le territoire des Amériques, 2004.
Fig. 3. René Derouin. Murale IV – Racine du
territoire, 2004.
Fig. 4. René Derouin. Equinoxe, hiver 1988-1989.
Fig. 5. René Derouin. Lac Nominingue, 2001
Fig. 6. Philippe Boissonnet, Le désenchantement d’Atlas
René Derouin
Depuis cinquante ans, tout l’art de René Derouin est voué au Nord [50]. Son œuvre repose entièrement sur une pratique du territoire qu’il a sillonné sa vie durant, du Grand Nord québécois au Sud du Mexique [51]. Tout au long de son cheminement en quête d’identité, Derouin a écrit, dessiné, gravé, et sculpté des paysages cartographiques qui affirment la nordicité – nouvelle terra incognita. « L a cartographie, c’est une recherche des structures de la croûte terrestre, [...], son anatomie. Et je suis fasciné par l’écriture de ce corps intérieur », relate René Derouin [52]. De fait, l’artiste confronte l’imaginaire nordique au territoire référentiel ; exposant ses dimensions locale et continentale, autochtone et métisse. Cela progresse audacieusement, des gravures aux grandes installations Nouveau-Québec, Suite nordique, Equinoxe et Migrations en passant par les bas-reliefs Fragments de territoires, et Trois siècles de migration sur le territoire des Amérique (figs. 1 à 4).
Autant d’œuvres aux plateaux innombrables à partir desquels Derouin sait nommer le territoire, qu’il appelle et rappelle avec tous ces mots qui s’allongent au fil des années à l’orée de la carte invisible reliant chacune de ses pièces alors que sourdent des échos amérindiens et préhispaniques, dans les détours de l’histoire jusqu’au seuil précambrien. « On pourrait donc « lire » mes grands modules comme une sorte de carte topographique. [...] Lorsqu’on regarde les sept panneaux juxtaposés, on découvre le mouvement d’ensemble des éléments qui forment « la carte complète du paysage [53] » même si chacune des plaques constitue en elle-même « un tableau [54] », précise Derouin.
De plus, ces constructions modulaires engendrent un système nominal de reproduction, de régénération, image après image, séquence après séquence. C’est que des noms propres ponctuent et rythment tout son travail. Série Altitude, 60e parallèle, 59e parallèle, Hémisphère Nord, Ungava, Nottaway 400, Grand-Remous, Sakami, Nouveau-Québec, Parc de la Vérandrye, Varenne, Suite Kaskatong, Suite Cacouna, Baie de James, Lac Manitou, Lac Savary, Lac La Vérendrye, La Minerve I et II, La Macaza, La sapinière, Entrelacs, Lac Nominingue, Caniapiscau (fig. 5). Et cela continue. Les vagues incantatoires arrivent les unes après les autres comme autant de ports d’attache ou de pied-à-terre, qui proclament la spécificité de l’arrière-pays et le manifestent, faisant basculer l’espace universel dans le vernaculaire. Les titres localisent et situent les paysages traversés qui dialoguent entre eux, « série de séries », comme l’a si bien désigné Foucault [55]. Ici, le nom se fait à travers son implosion, d’appellation en appellation, et réfère non plus à une épistémologie du lieu mais à sa pragmatique : celle de l’extension du lieu.
Au pourtour de ces cartes, les toponymes déclarent moins des frontières que des lettres de références dans cette collection de vues aériennes presque abstraites ; sous ces sédiments de mémoire, il y a là la reconnaissance (au sens de l’exploration) d’une histoire trouée, d’une légende, non montrée mais sous-entendue. Entre temps, ces noms qui rayonnent dans les tableaux sans toutefois y apparaître vraiment nous ramènent, ailleurs, en bordure, dans cet espacement entre la marge et le centre, dans l’entredeux de l’espace informel et du lieu désigné. Les mots du titre qui s’épandent implicitement sur toute la surface de l’œuvre constellent invisiblement ce tissu de figures aux infinies lignes d’eau et de terre. Topographie, topologie, toponymie s’embrassent en même temps qu’hydrographie et géomorphologie. Néanmoins, une distanciation s’impose entre le discursif et l’iconique qui réitère celle entre l’espace et le lieu [56]. En revanche, « cette précipitation de l’imaginaire, par anticipation ou par mémoire » [57] laisse entrevoir l’image du pays toujours à faire et à refaire : histoire de métissage et question d’appartenance en même temps que de partance.
Grâce au Nord, l’œuvre de Derouin ouvre les frontières plutôt que de les refermer ; il nous situe aux limites extrêmes du territoire, hic et nunc. Là d’où ça émerge, là d’où cela vient et migre. Le chemin double qu’il trace à travers l’espace complexe de la nordicité, inscrit la nordicité québécoise dans une culture plus universelle. D’un côté, il y a l’infini des territoires sans borne, la « nature naturante », tout comme la naissance d’un autre monde qu’entrevoyaient déjà les poètes et écrivains de l’Antiquité au nord du Nord en Thulé –, cette ultime limite septentrionale du monde connu, matrice de tous les commencements. Et puis de l’autre côté, on entrevoit la finitude du lieu, la croissance de la conscience de sa déperdition, de notre perte ?
Philippe Boissonnet
Mars 2007 – En expédition dans la péninsule antarctique, la région la plus affectée par les changements climatiques, Philippe Boissonnet travaille avec une équipe de scientifiques suite à son exposition Conversations polaires (2006). Sa pratique qui conjugue holographie, photographie et installation est fondée principalement sur une recherche cartographique. En témoignent : Recartographier son monde (1993-2000), La conscience des limites Gaïa (1993), Un océan d’incertitude (1995).
Avec sa série de photographies Le Désenchantement d’Atlas réalisée au retour de ses explorations australes, Boissonnet convertit habilement métaphore et allégorie exposant la carte de l’Antarctique sur le crâne d’Atlas, nue tête et chauve (fig. 6 à 8). Ce qui en est vu et ce qui en est lu peuvent se rassembler, se stratifier ou s’échanger, se transcrire avec tous les écarts qui s’ensuivent entre la calotte crânienne et la calotte glaciaire. De toute façon, le cadre cartographique est ébranlé. Quant à la dimension narrative des titres, elle énonce le délire et le désenchantement d’Atlas, sa prise de conscience, son doute. Les nôtres, pourrions-nous dire. Dans l’entrelacs mythologique qui en résulte, la texture si lisse du montage photographique laisse en suspens toutes les autres hétérogénéités : superposition de la tête et la terre ; chiasmes entre la photographie et de la cartographie, la physiologie et la géographie ; le portrait d’atlas et le paysage de la terre ; mise en abîme de photographie (portrait d’Atlas) et de photographie de photographie (carte). A l’évidence, l’œil et l’esprit détectent des regroupements tantôt formels (cercle, sphère), tantôt sémantiques (maladie, désolation).
Certes, transposer la calotte polaire et la calvitie l’une sur l’autre installe un espace proxémique et personnel, très intime et troublant. De l’écorce terrestre à la chair de l’homme, Boissonnet rapproche le territoire au plus près de soi, il le colle à la peau, en même temps qu’à l’autre extrémité, si éloigné de soi et des autres, il touche la fatalité qui recouvre le destin de l’homme, du Nord au Sud, d’Est en Ouest, universellement.
De la finitude de la carte à la nôtre
D’un siècle à l’autre, les mots et les images de la carte en arts visuels ont exploré les mouvements de reterritorialisation et de déterritorialisation repensant le cadre de nos relations aux territoires habités et inhabités ou inhabitables. Or, plus nous avançons dans ce nouveau millénaire, plus ces démarches nous confrontent autant aux « hétérotopies », – ces espaces impossibles selon Foucault [59] – qu’à l’entropie des lieux, à leur dislocation qui se substituent aux formes archétypales de l’Eden et de l’Utopie, comme si désormais il n’y avait nulle part où envisager aller. Ne faudrait-il pas voir là, le signe d’une incertitude, d’un malaise de plus en plus étendu devant notre condition d’humain sur terre, devant la finitude même de la terre où nous habitons mais de moins en moins en poète, de moins en moins en jardinier ? Face à l’inquiétude grandissante vis-à-vis les maux de la planète, la survivance accrue de la carte en art ne manifeste-t-elle pas, de manière de plus en plus pressante, l’urgence pour les mortels que nous sommes, de reconsidérer notre façon d’être dans l’espace, notre manière de s’inscrire sur terre ? pour découvrir peut-être, au Nord du Nord, les chemins d’un avenir ouvert, un territoire d’espérance ?