Les mots de la scène,
Au théâtre de la cartographie
Comme on a pu le constater, il y eut très tôt une vocation théâtrale de la cartographie européenne annoncée par le Theatrum Orbis Terrarum d’Ortelius (1570). Dès lors, les allégories géographiques ne se contentent pas d’ornementer le frontispice des traités mais elles participent d’une « pratique cérémoniale et décorative déjà répandue dans toute l’Europe » [22], par exemple, en paradant dans les rues d’Anvers sur des chars, en ornant des arcs de triomphe, en marquant des fêtes princières alors que les personnages allégoriques jouent les rôles de ville, de fleuve, de monts et de rivières. En 1616, Le jardinage de façon nouvelle... proposé par François de la Porte à Marie de Médicis suppose que le jardin forme le support d’une carte qui deviendra elle-même jardin vivant. Bien avant, l’empereur Hadrien avait fait inscrire dans sa villa de Tibur les noms de lieux fameux, tels Lycée, Académie, etc. alors que dans le parterre du palais du Pape Pie II à Pienza poussait la mappemonde de Ptolémée [23].
Ainsi, au théâtre de la cartographie, « il y a une politique et une économie de la représentation géographique » [24] qui nous introduit dans « le règne des échanges sociaux et de l’exercice du pouvoir » [25] comme il peut y avoir une « politique du poème », écrira Pierre Ouellet bien que le poétique se soit souvent distancié du politique et inversement. Cependant,
on ne peut qu’apercevoir des convergences ou des similitudes entre le poétique et le politique, mais aussi, en se forçant à peine, une sorte de chevauchement où, le poiètikos, la vertu de faire, de créer et de produire, recouvre une large part du politikos, la faculté de participer aux affaires publiques, bref ou le politès, le citoyen, par sa capacité de vivre de manière créative dans la cité, recoupe le poitès, le poète, dans sa capacité de créer publiquement par la parole [26].
Comme cela, les atlas, les jardins, les espaces festifs, décoratifs et cérémoniels (aussi les théâtres du monde) et les géoramas constituent des ferments pour l’imagination géographique, « cette faculté qui consiste non pas tant à mettre le réel en image qu’à faire passer de l’image au réel, qu’à installer, à partir de l’image, une conscience de réalité » [27]. Ces lieux introduisent la géographie et servent à la fois, à modeler « des rapports sociaux face au spectacle du monde » autant au sens de l’ aisthesis que de la politique. A grande échelle, ces scènes organisent notre manière de voir le monde, et mettent en œuvre notre sensibilité à l’espace. Plus particulièrement, ce Theatrum Orbis Terrarum auquel référait explicitement Robert Smithson dans « Un musée du langage au voisinage de l’art » [28] montre à quel point, l’art des jardins et du paysage d’aujourd’hui qui fait appel au cartographique se rapproche plus qu’on ne pourrait le croire de pratiques anciennes alors que les actes qui s’exercent dans la chair du monde font s’entrecroiser l’art et la géographie, de part et d’autre. Pensons aux mises en scène monumentales bien qu’éphémères de Christo qui intervient directement dans l’espace public, d’un continent à l’autre, en multipliant les connexions généralisées entre la carte et le territoire ; son action poétique et politique sur la toile de la cité qu’il noue et dénoue, qu’il enveloppe et découvre, réinvente l’avenir et la mémoire de la place et du tissu social et instaure un dialogue aux multiples entrées qu’il lie, délie et relie, sans arrêt. Evoquons pour exemple : Wrapped Reichstag – Berlin, 1971-1995, Surrounded Island nd Miami, Florida, 1980-1983, Running Fence, California, 1972-1976, The Umbrellas, Japon Etats-Unis, 1984-1991 [29].
Au pied de la lettre, l’esprit nomade
Au pied de la lettre, l’acte cartographique nomadise la question de l’art de plus en plus fugace et transitoire à notre époque. S’y adjoint aussi un nomadisme intellectuel car, au cours du XX e siècle, la figure du nomade passe paradoxalement de menace à modèle, porteur d’ouverture et de curiosité, esprit en devenir. Et l’importance de l’attrait et l’attirance pour la nomadologie, « cette science qui se présente comme art et technique [33] », croît d’autant plus que se multiplient les cohortes sans cesse grandissantes de réfugiés politiques et climatiques.
Dans la foulée des Merleau-Ponty, Duvignaud, Deleuze et Guattari, Le Breton, de Certeau pour ne nommer que ces philosophes d’Occident tous fascinés autant par le mouvement du corps dans l’espace que par les flux et reflux de la « territorialisation » – cela sans compter tous ces artistes et écrivains qui ont consacré leurs explorations aux pérégrinations de toutes sortes –, Kenneth White caractérise l’esprit nomade dans ses « Prolégomènes à la grande pérégrination géopoétique », par son désir manifeste « d’espace et de mouvement [34] ».
Pris au mot, l’esprit nomade qui marque un vaste champ de l’art au XXe siècle traverse l’acte cartographique, de bord en bord. Les mots de la carte nomment où et comment se perdre, errer, passer, demeurer, rester, séjourner, revenir, s’exiler. Les dénominations disent le lieu qu’elles précisent, authentifient, faussent ou déforment ; tantôt les dénotations nous en approchent ; parfois elles nous en éloignent. Que les dénominatifs flottent ici et là, fugitivement ou que leurs histoires nous dirigent spécifiquement, dans tous les cas de figure, toutes sortes de déplacements plus ou moins virtuels s’effectuent de la carte au territoire réel ou imaginaire qu’exhibent les œuvres. Les entrées multiples de la carte font qu’elle devient aussi « une affaire de performance », pour le redire comme Deleuze et Guattari [35].
D’un côté, la vivacité de l’expérience piétonne du monde au jour le jour, la légèreté de l’être, ses voyages, ses méditations, ses parades, déambulations et flâneries : par exemple, nous reviennent alors les multiples marches de Richard Long à travers le monde mais un monde assigné, pisté, identifié de long en large [36], les errances poétiques d’Hamish Fulton [37], les schémas conceptuels de This Way Brouwn de Stanley Brouwn, les Ground Mutations de Dennis Oppenheim ou le jardin en mouvement de Gilles Clément [38]. De l’autre, le profil sociopolitique des itinérants, les migrants de toute sorte, exilés, déportés, marginaux. On pense alors notamment aux Déplacements de miroirs dans le Yucatán de Robert Smithson [39], aux dérives « psychogéographiques » des situationnistes, à Migrations de René Derouin, à la Mappa Mundi d’Alighiero Boetti, ou encore à l’éloge des vagabondes de Gilles Clément. Et puis, sur le site, il y a tous ces parcours plus que militants du collectif Stalker qui avance dans des zones incertaines et étranges sur des terrains vagues et oubliés explorant des territoires refoulés par la ville. On songe encore à l’œuvre de Francys Alys, plus particulièrement à When Faith Moves Mountains, une intervention réalisée le 11 avril 2002 dans les dunes de sable de Ventanilla, au pourtour d’un bidonville entourant Lima, avec la participation de 500 réfugiés qui firent bouger la dune de sable de quelques centimètres.