La carte et le plan, fils d’Ariane
de L’Emploi du temps de Butor
et de Topographie idéale pour une
agression caractérisée
de Boudjedra

- Claire Mazaleyrat-Lechopier
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       L’allocution à Bleston, personnifiée en femme de la « vengeance », donne un aspect tragique à ce passage, comme à tant d’autres, où le narrateur relie à travers le jeu des appositions et des relatives enchâssées [18] des événements distincts de ses quelques mois à Bleston pour faire apparaître leur unité et rattraper le temps : la multiplication des incendies, notamment dans les endroits où s’installe la foire, la disparition en fumée du premier plan acheté à Ann Bailey, et enfin la « flamme » ambiguë, évoquant à la fois la vengeance et la passion amoureuse : Bleston personnifiée devient en effet la femme détestée et aimée, dans une relation passionnelle qui s’éloigne des deux amours éprouvées par Jacques au cours de son séjour et qui n’aboutissent guère. Le plan est surtout associé à l’absence, au fourvoiement, et ses blancs sont plus importants que les lignes de ses rues qui n’éclairent pas l’usager :

 

       Certes, dans cette feuille de papier couverte de traits d’encre de cinq couleurs, les centimètres carrés liés dans ma mémoire à des bâtiments perçus, à des heures, à un domaine de plus en plus vaste, se sont multipliés, (...) mais il reste d’immenses lacunes, d’immenses trous dans cet espace, où les inscriptions restent lettre morte, où les lignes ne font apparaître aucune image, où les rues demeurent la notion la plus vague [...]
       C’est le grand jour qui éclaire le plan de cette ville encore tellement inconnue, (...) ce plan qui est comme sa réponse ironique à mes efforts pour la recenser et la voir entière, m’obligeant à chaque nouveau regard à confesser un peu plus grande l’étendue de mon ignorance, ce plan sur lequel se superposent dans mon esprit d’autres lignes, d’autres points remarquables, d’autres mentions, d’autres réseaux, d’autres distributions, d’autres organisations, d’autres plans en un mot, (...) tel ce trajet de la foire, cette petite ville mobile un peu moins morose qui fait le tour de la grande [...] [19].

 

       Le plan géométrique s’oppose donc à une rêverie de la ville personnifiée et le plan révèle les lacunes de l’expérience : il reste « lettre morte », au même titre que la reconstitution laborieuse des mois passés, tant que le narrateur ne lui substitue pas une autre logique : celle du déplacement. En effet, la mobilité de la foire n’est pas figurée dans le plan, alors que c’est par ses déplacements que se dessine la véritable logique de la ville (on sait par exemple que les incendies qui ravagent Bleston suivent les déplacements de cette ville miniature). La tentative totalisante de la carte est vouée à l’échec, dans la mesure où elle superpose seulement des points au lieu de figurer leurs rapports, en particulier dans l’axe du temps : plutôt qu’une carte, c’est un schéma qui devrait orienter le narrateur. A cette impossibilité de suivre les lignes figées du plan, le narrateur va substituer ainsi une logique, notamment celle de la symétrie, dont on trouve de très nombreuses occurrences aussi bien chez Butor que chez Boudjedra : cette notion reprend de manière plus spécifiquement spatiale le thème du double et permet un rapprochement entre deux objets a priori distincts, ce qui donne à voir un autre agencement du réel, une structure poreuse du sens dans le chaos des points éparpillés.
       Les métaphores du plan – et, à un autre niveau, du livre qui s’écrit – sont innombrables dans ces deux romans. Chez Butor, en effet, la duplication est omniprésente, obsessionnelle : les deux sœurs, les deux cathédrales, les deux temporalités, sont « métonymisées » par les deux plans qu’achète Jacques, la carte et le plan des bus, les deux exemplaires qu’il se procure du Meurtre de Bleston, qui redouble lui-même sur le registre policier l’enquête de Jacques Revel sur le secret de la ville :

 

       [...] pour que par ces deux sœurs, Bleston, grâce à ce texte qui demeurera de mon passage, puis, peu à peu, contagieusement, par d’autres de tes yeux pleins de poussière et de patience, pris au reflet de cette toile que je tisse, tu poursuives ta propre lecture [...] [20]

 

       L’image du tissage rappelle évidemment l’importance des tapisseries du musée, qui traitent du mythe de Thésée et appellent une lecture allégorique à la fois chez le narrateur obsédé par l’image du labyrinthe et chez le lecteur. L’image de la tapisserie engage une analogie d’autant plus étroite avec le texte que l’étymologie des deux mots est la même : le tissu et son doublet le texte sont « ce qui est tramé, tissé, entrelacé » [21]. Les tapisseries de L’Emploi du temps contribuent donc à donner une représentation intelligible de la réalité au même titre que les références littéraires, les films, le roman de Georges Burton, à la fois fil d’Ariane, véritable plan qui guide Jacques dans la ville et instrument du drame, puisque ce roman contiendrait une révélation sur le secret de Bleston et que son auteur démasqué par une étourderie de Jacques subit un « accident » qui alerte le narrateur. La fiction et la réalité s’entrelacent donc étroitement, l’une donnant à lire l’autre, servant de grille de déchiffrement plus ou moins fiable du réel. Puisque le plan de la ville acheté chez Ann ne sert qu’à égarer davantage le narrateur et que c’est l’objet dans sa matérialité qui est détruit par le feu, le véritable guide est en effet le roman policier : étrange que le plan soit le roman, et le roman le plan de la ville...
       De la même manière, les métaphores du plan sont nombreuses dans le texte de Boudjedra : la feuille quadrillée sur laquelle est notée l’adresse où doit se rendre l’étranger, adresse recopiée soigneusement par une petite fille du village sur une feuille qui se démultiplie à mesure que les passants complètent les indications, donnent des schémas toujours plus incompréhensibles :

 

       [...] une feuille quadrillée format 14X12, ensuite un stylo à bille bleu et trace un schéma simple avec les noms des différentes stations qu’il affuble d’un chiffre (...) puis il accole un dessin avec le mot stop comme dans les figures du code de la route [...] [22].

 

       Le plan s’accroît ainsi de manière exponentielle dans une série de réductions qui fragmentent encore la logique du réseau. L’emploi de « dessin », de « figures » issues du « code de la route », censé atteindre à l’universel, permet donc le glissement du topographique vers le symbolique. Mais cet itinéraire figuré entretient des rapports de plus en plus éloignés avec la réalité des lieux, comme l’indique ce passage de la page 217, qui oppose la réalité géographique à la topographie géométrique du plan : « [les lignes du métro] allant on ne sait où, peut-être vers quelque réalité géographique qu’on devine mal, au-delà du plan ». De plus, les noms apposés ne renvoient à nul référent : les indications de taille du papier utilisé sont mises exactement sur le même plan que les indications données sur l’itinéraire lui-même, ce qui brouille les rapports de grandeur et donc ceux qui régissent le passage de l’original (le métro) à ses miniatures (le plan, mais aussi à une plus petite échelle les schémas explicatifs). Le recours à l’image du flipper offre un autre exemple de cette miniaturisation des plans :

 

       [...] le métro c’est comme le flipper il y a des itinéraires pour aller d’un point à un autre il faut passer par certains points tout à fait obligatoires [...] [23]
       [...] il faut reconnaître que les sinuosités coloriées d’un plan de métro dessinent un graphisme beaucoup plus abstrait que le tracé qui jalonne le parcours d’une boule de certains billards électriques (prairies arizoniennes, cow-boys texans, souris bardées de colts, etc.) mais c’est le tracé invisible de celle-ci qui rend le mieux l’analogie avec l’enchevêtrement complexe des différentes lignes de métro et qui ne tient pas compte des couloirs, des dédales, des quais, des escaliers qui prolifèrent dans chaque station [...] [24].

 

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[18] L’analyse de Leo Spitzer sur le stylème du rappel chez Butor montre l’aspect obsessionnel de ces reprises, le ressassement à la recherche d’un sens qui ne vient pas, et finalement l’aspect labyrinthique d’un récit qui se cherche (dans « Quelques aspects de la technique des romans de M. Butor », Archivum linguisticum, 1960, pp. 482-531, repris dans Etudes de style, Paris, Gallimard, « Tel », 1970).
[19] M. Butor, ET, p. 134.
[20] Ibid., p. 354.
[21] Le Robert historique de la langue française, sous la direction d’Alain Rey, 1992, article « Texte ».
[22] R. Boudjedra, TIPAC, p.30.
[23] Ibid., p. 32.
[24] Ibid., p.34.