La carte et le plan, fils d’Ariane
de L’Emploi du temps de Butor
et de Topographie idéale pour une
agression caractérisée
de Boudjedra

- Claire Mazaleyrat-Lechopier
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Ecriture spéculaire et déchiffrement du sens

 

       Husserl exprime le rapport problématique qui lie le discours à l’expression géométrique, celle du plan [12] : alors que le langage usuel présente à la fois un énoncé et son énonciation, inter-subjective et polysémique, le discours scientifique, et géométrique en particulier, se limite à un énoncé intelligible par tous, à tout moment, portant une valeur d’universalité. Ce que Boudjedra met en lumière dans Topographie idéale, c’est l’aspect purement culturel de cette intelligibilité du discours mathématique. En effet, le plan du métro, qui repose sur une abstraction géométrique destinée à en assurer une plus grande lisibilité, égare le lecteur et le confronte à son incompréhension du monde extérieur :

 

       Fluidité du mouvant clignotement orange en bleu comme un rêve coupé en deux pour en dégager les couleurs et les impressions sous-jacentes fermentant à l’intérieur du sommeil sous la levure des mots brisés, gommés, raturés, désarticulés, et dont la signification reste parcellaire pour l’émigrant cloisonné dans sa hantise comme un frelon désaxé par la structure des alvéoles [...] [13].

 

       Cette divagation poétique, qui entraîne ensuite le lecteur vers l’évocation du passé heureux de l’émigré à travers l’image du miel par un libre jeu d’associations, révèle surtout son statut d’étranger dans un espace géométrique non-compris. La concordance entre un langage et un espace se traduit tout au long du roman par ces mots vides de sens que répète l’étranger et qui répètent les panneaux des stations ou les mots du plan « BA-BAS-TI-TILLE » par exemple, perdant tout sens à force d’être « désarticulés » : au lieu d’évoquer l’histoire française dans ce qu’elle a de plus glorieux, le mot met en avant le début du mot, le « bas », ce qui ôte évidemment de sa superbe à l’évocation de la Révolution française, et peut encore une fois être lu comme la mise à « bas » d’un nationalisme français pernicieux, raciste. L’onirisme de la rêverie sur les mots, qui crée son propre cheminement à travers le jeu des sensations, impressions, rappels par la mémoire, est sans cesse « coupé en deux » par l’altérité fondamentale de l’espace géométrique, qui « cloisonne » l’étranger. Discours géométrique et langage sont accessibles, intelligibles, par une communauté culturelle dans lequel le lecteur peut se repérer : le simple changement de point de vue sur un objet donné détermine son identité. Ici, l’étranger ne peut identifier ce qu’il voit et le plan révèle son étrangeté à un monde dont la lecture lui est interdite par son implication culturelle.
       Le personnage de Jacques Revel est bien différent à cet égard. Bien qu’étranger dans la ville de Bleston, il est caractérisé par une érudition et une curiosité intellectuelle qui lui donnent rapidement accès à cette « lecture » de la ville qui fait défaut à l’étranger de Boudjedra : l’achat du roman policier, du guide de la région, les explications demandées à l’ecclésiastique de l’Ancienne Cathédrale, les nombreux films documentaires auxquels assiste le narrateur sont autant d’indices de son intellectualisation de l’espace, qui mène aussi bien à l’erreur et à l’errance. Le mythe d’Abel et Caïn qui figure sur le vitrail de la Cathédrale et rappelle en quelque sorte les terribles événements historiques, notamment liés aux sanglantes guerres de religion, qui ont secoué la ville plusieurs siècles plus tôt, laisse le narrateur maître d’y voir aussi l’annonce du destin de Bleston : la couleur rouge qui représente le sang versé par Caïn lui donne une autre image des incendies qui ravagent la ville actuelle et lui évoquent l’incendie de Rome par Néron, mais aussi un certain nombre de luttes fratricides, dans un enchevêtrement de références culturelles et historiques sans fin. Cette lecture figurative saturée de codes culturels finit par brouiller l’appréhension du narrateur, victime d’une forme d’aveuglement littéraire.
       Tandis que le personnage de Boudjedra meurt de ne pas comprendre les codes de la réalité à décrypter, le narrateur de Butor est victime d’une propension à la sur-interprétation qui brouille tout autant son rapport à la réalité et qui se révèle particulièrement frappant à travers les analogies tissées entre sa situation et le mythe de Thésée : Ann, qui lui vend la carte de la ville, est assimilée d’emblée à l’Ariane du mythe ; mais lorsque Jacques apprend ses fiançailles avec James Jenkins, il ne trouve plus sa propre place dans la lecture du mythe, et cette découverte scelle son départ. Il est montré en position de spectateur, de lecteur, tout au long du roman, jusqu’à ce qu’il entreprenne de raconter ses propres errances après avoir brûlé la carte mensongère, le lendemain du 30 avril. Le récit se fait alors d’autant plus spéculaire qu’il forme une boucle, ou plus exactement une spirale, qui met en scène le décalage entre temps du récit et temps de l’écriture. Le narrateur se raconte en train de raconter, de manière à sortir du labyrinthe : mal guidé par des lectures hasardeuses ou trop vite interprétées, il doit à son tour écrire le mythe pour y entrevoir une voie de sortie. C’est alors qu’il achète le second plan de Bleston, dans une perspective qui n’est plus la même : il s’agit non pas pour un étranger de s’orienter, mais pour un « initié » de reconstituer des itinéraires. Le plan a radicalement changé de forme, il ne reproduit pas la ville mais la réduit.

 

L’art de la miniature

 

       La carte et le plan sont caractérisés par leur aspect métonymique [14] : ils sont une réduction à l’échelle de la page du monde ou du moins d’un fragment de celui-ci : une miniature de la ville pour le plan de Bleston, un négatif de Paris pour le plan de son métro. L’exemple le plus frappant de cette « miniaturisation » [15] de la ville est l’analogie entre la première carte de Bleston que brûle Jacques le 30 avril et les innombrables incendies qui ravagent la vraie ville et qui se multiplient précisément dans le film sur la Crète auquel assiste le narrateur : ce « labyrinthe de feu » [16] s’étend sur la ville entière, comme le montre ce passage où le narrateur découvre la fermeture d’un de ses restaurants de prédilection :

 

       [...] sûr que c’était un incendie qui avait provoqué cette fermeture, allumé par cette même flamme hélas dénaturée, pourrie, contaminée au cours de son long cheminement parmi tes veines, qui avait brûlé ton plan, Bleston, dans cette chambre, cette flamme que tu avais réussi à asservir, à soudoyer pour te jouer de moi, pour parfaire cette vengeance[...] [17].

 

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[12] « Comment l’idéalité géométrique (aussi bien que toutes les sciences) en vient-elle à son objectivité idéale à partir de son surgissement originaire intra-personnel dans lequel elle se présente comme formation dans l’espace de la conscience de l’âme du premier inventeur ? Nous le voyons par avance : c’est par la médiation du langage qui lui procure, pourra ainsi dire, sa chair linguistique ; mais comment, à partir d’une formation purement intra-subjective, l’incarnation linguistique produit-elle l’objectif, ce qui, par exemple comme concept ou état de choses géométriques, est effectivement présent, intelligible pour tout le monde [...] » (E. Husserl, L’Origine de la géométrie, Op. cit., p. 181). Husserl met ici en valeur l’opposition entre un énoncé universel, qu’incarne le langage mathématique par exemple, et son énonciation, caractérisée par un mode « intra-personnel » entaché de subjectivité, polysémique. Il prend l’exemple de la traduction d’un texte étranger : le « message », l’énoncé proprement dit, subsistera à l’opération, tandis que la chair du langage est annulée.
[13] R. Boudjedra, TIPAC, p. 98.
[14] « La carte figure, par la mise en mots de métonymie de l’espace, la totalité d’un réel géographique nommable à partir d’une liste et en même temps elle ne quitte pas l’espace de la page » (A. Chauvin, « Cartes et plans : représentations de l’espace et conditions de lecture », art cit., p. 241).
[15] G. Bachelard, La Poétique de l’espace [1957], Paris, PUF, « Quadrige », 2007. Dans le chapitre « La miniature », Bachelard analyse les réductions de l’espace à ce que Borges aurait appelé un « aleph », comme la carte, qui inverse la hiérarchie des grandeurs. Ce phénomène de réduction de l’espace infini à un monde clos sur lui-même et maîtrisable est présent dans de nombreux contes, mais on peut aussi voir dans le recours au plan cette tentation de l’agencement organisé du chaos, qui échoue dans nos deux romans.
[16] J. L. Borges, L’Aleph [1962] « les Théologiens », traduction de Roger Caillois, Paris, Gallimard, « L’Imaginaire », 1967. Cette expression se trouve utilisée à la page 53 à propos du récit de la querelle entre deux théologiens et des différentes hérésies qu’ils combattent : le labyrinthe illustre à la fois la réversibilité du temps dans cette nouvelle et le dédale des pensées, puisque les deux adversaires en viennent à employer les mêmes mots dans des circonstances sensiblement différentes : « Vous n’allumez pas un bûcher, mais un labyrinthe de feu. Si l’on réunissait ici tous les bûchers que j’ai été, ils ne tiendraient pas sur terre et les anges en seraient aveuglés. C’est ce que j’ai souvent dit. Puis il poussa un cri, car il fut atteint par les flammes ». Le feu est donc indissolublement lié à l’aspect labyrinthique de la pensée et de l’histoire, aussi bien chez Borges que chez Butor à travers ces répétitions du motif.
[17] M. Butor, ET, p. 355.