La carte et le plan, fils d’Ariane
de L’Emploi du temps de Butor
et de Topographie idéale pour une
agression caractérisée
de Boudjedra

- Claire Mazaleyrat-Lechopier
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Fig. 1. Michel Butor, plan de Bleston

       Le rapprochement entre les deux auteurs peut certes surprendre de prime abord, dans la mesure où L’Emploi du Temps [1], publié en 1956, se rattache au Nouveau Roman français alors que Topographie Idéale pour une agression caractérisée [2], écrit près de vingt ans plus tard, est un roman algérien, bien qu’écrit en français, par un auteur connu pour son engagement politique et social comme en témoigne l’ensemble de son œuvre. Cependant, Boudjedra lui-même fait part de son admiration pour les auteurs du Nouveau Roman, auquel il donne un souffle neuf, réinvestissant une manière de capter le réel pour faire état de la réalité de son époque. Les expérimentations formelles des années 1950 sont pour lui un terrain d’innovation littéraire, bien que l’aspect social et politique soit très fortement mis en avant par l’auteur algérien. L’influence certaine du Nouveau Roman sur Boudjedra permet donc de lire les deux ouvrages dans leur parenté au niveau formel.
       Nous nous interrogerons ainsi ici sur l’opacité de la carte et du plan dans la narration, qui permet d’exprimer l’étrangeté de l’homme face à l’espace qu’il habite, et la nécessité de la double opération d’écriture et de lecture pour trouver un sens entre les lignes du plan. En effet, outre le thème de l’étranger perdu dans une ville inconnue, qui ne sait pas lire le plan, ce qui nous semble relier de manière essentielle les deux romans réside dans la construction narrative, semblable à un véritable fil d’Ariane, qui permet de guider – ou de perdre – le lecteur dans le dédale de la narration : l’abondance de détails, les descriptions au millimètre près de l’espace du métro chez Boudjedra, les reconstitutions à la minute près chez Butor, brouillent les pistes habituelles que suit le lecteur, et les deux romans, centrés sur une interrogation autour du signe et de sa lisibilité, jouent alors de l’éclatement de la narration classique pour créer de nouveaux parcours déconcertants.
       Ces innovations formelles, liées à l’esthétique du Nouveau Roman et à son influence, permettent donc de tisser d’autres liens entre le plan, ou la carte, et le roman : celui-ci ne suit pas une narration linéaire, mais égare son lecteur, tout comme le personnage central se perd à travers des repères fictifs. La carte ou le plan, même si ce dernier recoupe un univers commun de références (le métro parisien existe et on peut reconnaître son plan dans le roman), sont des instruments fictifs au service de la narration, au même titre que les personnages. Ces indices forts de l’illusion référentielle dans des romans plus classiques sont ici au contraire montrés comme des pièges pour le lecteur et mettent donc en abyme l’acte d’écriture. La parodie d’enquête dans les deux romans contribue à cette esthétique de la reconstitution, mais il est significatif que les deux enquêtes se révèlent inachevées, sans succès : le déchiffrement du réel par un « lecteur » dédoublé dans le personnage d’enquêteur mène à une réflexion sur l’acte de déchiffrement, plutôt qu’à un résultat. C’est ce qui fait à la fois la proximité de ces deux romans et leur modernité.
       Il nous semble donc que ce rapprochement – et les nuances qui s’imposent – permettrait de mettre en valeur d’une part l’influence du Nouveau Roman, sur un plan formel, sur d’autres auteurs, dans l’élaboration d’une modernité souvent liée au renouveau d’une identité nationale. D’autre part, l’analyse comparative de l’usage de la carte et du plan dans les deux romans, offre un point de vue original sur la référence et le signe visible dans l’univers de fiction et semble porteuse de sens : l’insertion picturale et/ou narrative de ces éléments mène à une réflexion sur la lisibilité ou l’opacité du signe visuel au cœur d’œuvres qui intègrent ces signes.

 

La carte et le plan comme objets d’égarement

 

       Le roman de Butor s’ouvre sur un plan de Bleston (fig. 1) dont le lecteur imagine qu’il pourra l’aider à suivre la narration. En effet, tous les lieux cités dans le roman s’y trouvent scrupuleusement consignés, et les replacer sur ce plan peut avoir un aspect ludique. Mais quelle est en effet l’utilité de cette carte ? Compte tenu que l’une des principales difficultés tient à l’éclatement temporel dans la narration, avec une double, voire une triple strate temporelle qui se perd fréquemment dans les méandres de la lecture (moment de l’écriture, moments du récit, mises en rapport entre différentes époques de l’histoire...), il n’est nul besoin pour le lecteur de situer géographiquement les pérégrinations de Jacques Revel dans la ville, alors que l’unité de lieu est particulièrement simple. D’autant plus absurde est la présence de ce plan que Bleston est une ville fictive, quelques correspondances qu’on ait pu mettre en évidence avec la ville bien réelle de Manchester. Cet effet de réel est un leurre destiné à égarer le lecteur dès son entrée en fiction, avec la précision toute apparente des indications topographiques qu’on peut y lire.
       Pourtant il s’agit d’un plan, et non d’une carte, et ce statut oriente la lecture. En effet, d’après l’analyse d’Andrée Chauvin à propos de Perec [3], la carte et le plan, s’ils ont en commun d’organiser des données spatiales en recourant à l’abstraction et à la schématisation, se différencient en ceci que le plan n’est pas toujours géographique ni topographique, et qu’il est surtout défini par une nécessité, par une fonction [4]. Or les déambulations de Jacques ne correspondent pas à une réelle fin pratique, mais bien plus aux méandres d’un labyrinthe. La tentation de la clarification par le plan de la ville égare donc le lecteur en le laissant croire à une lisibilité de l’espace fictif, à son sens. L’insertion de la carte du Tendre, avec sa charge symbolique et la lecture toponymique qu’elle impose d’étape en étape, est à l’opposé de celle du plan de Bleston au début de L’Emploi du temps : le plan n’ordonne ici aucune donnée abstraite en un itinéraire concret, l’évolution du personnage ne s’inscrit pas dans un espace labyrinthique mais dans la « mise en ordre » du temps.
       On assiste à un phénomène inverse dans le roman de Boudjedra : alors que le réseau du métro parisien est connu du narrataire du roman, que l’itinéraire de son personnage est aussi bien psychologique que spatial et qu’un plan aurait permis d’éclaircir un trajet qu’on comprend parfois assez mal [5], l’auteur préfère que s’installe une certaine confusion et laisse au lecteur scrupuleux le soin de suivre les pérégrinations de l’immigré. Priorité est donnée au texte, le nom des lignes est écrit en toutes lettres en début de partie, nul schéma ne vient expliciter un itinéraire qui n’en a guère besoin puisque c’est son absurdité et sa confusion qui sont signalées, pas sa « réalité ». Les lignes, les stations, les descriptions des couloirs multiplient les effets de réel et la vraisemblance à tel point qu’on est plus proche du collage que de la narration, notamment à travers les discours publicitaires ou la reproduction de la rubrique nécrologique d’un quotidien [6]. L’absence de plan alors même que celui-ci est sans cesse décrit le met en position de sous-texte en négatif : c’est son absence, redoublant une absence de sens pour s’orienter dans le roman, qui saute aux yeux.
       Le seul plan donné dans l’œuvre est donc celui que tente de lire le personnage dans le métro, redoublé par les schémas des personnages qu’il croise :

 

       Il n’avait quand même pas compris grand-chose au plan qu’on lui avait indiqué du doigt.
       Où les lignes zigzaguent à travers des méandres donnant à la mémoire des envies de se délester d’un trop-plein d’impressions vécues depuis deux ou trois jours et se superposant les unes au-dessus des autres à la manière de ces lignes noires, rouges, jaunes, bleues, vertes, rouges à nouveau mais cette fois hachurées de rouge, puis vertes et hachurées de blanc avec des ronds vides à l’intérieur et des ronds avec un centre noir, puis les numéros qu’il savait lire [...] [7].

 

>suite
[1] M. Butor, L’Emploi du temps [1956], Paris, Editions de Minuit, 1995.
[2] R. Boudjedra, Topographie idéale pour une agression caractérisée [1975], Paris, Gallimard, « Folio », 1986 (désormais abrégé TIPAC).
[3] A. Chauvin, « Cartes et plans : représentations de l’espace et conditions de lecture » dans Cahiers Georges Perec, n°8, novembre 2004, pp. 237-249.
[4] E. Husserl, L’Origine de la géométrie, traduction et introduction par Jacques Derrida Paris, PUF, « Epiméthée », 1962. L’auteur explique que la représentation géométrique (celle du plan par opposition à la carte) relève avant tout d’une nécessité historique (pp. 210-211).
[5] Les enquêteurs s’interrogent en effet à plusieurs reprises sur le point de départ de l’étranger car son début d’itinéraire semble particulièrement incompréhensible : la répétition de cette question de départ donne lieu à une bifurcation initiale qui met en doute la clarté du plan.
[6] R. Boudjedra, TIPAC, p. 161. On assiste à une énumération des cas de morts violentes d’Algériens à Paris, à travers une typographie qui tranche avec celle du roman proprement dit, sous le titre « Onze morts depuis le 29 août ».
[7] Ibid., p.18.