Fig. 5. Alfred Werker,
générique d’Il Marchait la nuit
Fig. 6. Fig. 7. Fig. 8. Alfred Werker, Il Marchait la nuit.
Le portrait-robot du meurtrier
Quadriller la ville
Au-delà des fonctions rhétoriques qu’elle a assumé au sein du projet de domination coloniale, la carte est souvent interprétée comme l’instrument « disciplinarisant » de l’espace par excellence. Ceci est particulièrement vrai dans le cas des films qui font de l’enquête, de la surveillance et de l’arpentage de l’espace un motif principal. Se déroulant presque toujours dans un décor urbain, ces travaux sont souvent associés au genre noir : le générique du film Il marchait la nuit (He walked by night), d’Alfred Werker (fig. 5) constitue à cet égard un cas intéressant. Inspiré par des faits réels, le film raconte l’histoire d’un cambrioleur qui se retrouve traqué par la police après avoir commis le meurtre d’un policier. Il est annoncé par une carte de Los Angeles, sur laquelle des punaises pointent les lieux des crimes commis par ce voleur habile. Les noms des auteurs, des interprètes et des collaborateurs de l’oeuvre défileront sur cette image jusqu’à ce que le film débute par une séquence descriptive qui fait alterner plans d’ensemble de la ville avec quelques vues de ses lieux emblématiques. Sur la carte, seul son titre est lisible : « City of Los Angeles, Metropolitan Area ». Forme brève et fragmentaire, comme toute légende cartographique, ce texte signale à l’œil du spectateur la présence à l’écran d’une manifestation graphique particulière : celle de la carte. Devenue pure surface picturale, ponctuée par les punaises et leurs ombres, l’image cartographique qui inaugure Il marchait la nuit demande, non pas à être lue, mais à être vue. Le défilement des crédits sur l’image ne vient qu’accentuer cette transformation de la carte en arrière-plan symbolique, scandé visuellement par les noms des participants. Avec cette articulation texte-image, la carte conserve sa valeur déictique, constatant « ici se déroule un film ». Si l’« intrusion » du texte dans l’image filmique se situe le plus souvent dans les marges du film (nous pensons, évidemment, au cinéma narratif), l’association de l’image cartographique et de l’écriture dans ce générique de début vient renforcer sa fonction énonciatrice.
Par ailleurs, cette carte incarne à plusieurs égards l’espace du film, qu’elle miniaturise et schématise, dévoilant en même temps toute la valeur paratextuelle du générique. Il marchait la nuit est à la fois l’histoire d’une enquête fondée sur des techniques policières précises et celle d’une poursuite dans l’espace : l’espace de la ville, de la carte et du film. Ce dernier témoigne d’une préoccupation évidente de la division spatiale et du quadrillage, y compris en ce qui concerne les méthodes d’investigation des forces de l’ordre. « Allons arpenter la ville avec notre tas de questions » (« Here we go, legging it all over town, asking a million questions »), dit un policier à son collègue, à un certain moment. Ou encore, en voix-off, « Il semble parfois qu’on ne trouvera jamais de chemin dans le labyrinthe de la criminalité » (« [There are days] When it seems that no one can think his way through the maze of baffling trails a criminal leaves ». Il s’agit, en effet, de tracer dans ce film un itinéraire qui mène jusqu’au tueur, « un meurtrier qui se cache dans la ville ». Nous pensons, évidemment, à M le Maudit de Fritz Lang (1931), source magistrale de nombreux films à enquête, pour lequel la carte constituait déjà un élément important. Cherchant à capturer le meurtrier d’enfants qui sème la terreur à Berlin, la police et la pègre se tournent vers les cartes. La caméra de Lang se détient ainsi sur les cercles concentriques que les forces policières dessinent autour d’un plan-maquette de l’endroit où a été trouvée l’une des seules pistes de l’affaire, un petit sac en papier ayant contenu des confiseries. Schränker, le chef de la pègre, décide, pour sa part, de mobiliser une véritable armée d’espions. Regardant une carte de Berlin, il proclame : « Chaque mètre carré doit être contrôlé en permanence » (« Jedes Quadratmeter muss ständig kontrolliert werden »). Afin de surveiller les enfants de la ville, il place méticuleusement ses mouchards (les mendiants) en fonction d’un système de coordonnés cartographiques. Comme le signale Anton Kaes, M le Maudit met en scène la surveillance : dans ce but, Lang n’hésita pas à se servir des cartes [32].
Concentrons-nous sur cette séquence apparemment si différente où il s’agit de dresser le portrait-robot du suspect (figs. 6, 7 et 8). Après avoir compris que l’assassin de leur collègue est aussi l’homme qui a commis plusieurs braquages, la police de Los Angeles décide de convoquer toutes les victimes des différents hold-up, afin de rassembler leurs descriptions fragmentaires et de reconstituer le visage du cambrioleur. Comme l’explique le commissaire chargé de l’enquête : « Nous essayerons d’assembler les morceaux pour dessiner le visage de celui qu’on recherche ». Il s’agit ici d’un problème de vision globale, articulé cette fois autour du visage de l’individu, exploré dans les moindres détails, comme on peut explorer le corps de la ville, en vue d’en obtenir une image fidèle. Nous n’insisterons pas ici sur la coïncidence temporelle entre l’émergence de la littérature de détection au XIX siècle et le développement des techniques de surveillance policières, dont l’anthropométrie représente un parfait exemple, accentué par sa confluence avec le développement de la photographie et autres technologies visuelles. Nous insisterons, pourtant, sur le lien que tous ces éléments peuvent entretenir avec des procédures contemporaines de cadastre et surveillance des territoires urbains en particulier. Encore une fois, l’idée d’une raison cartographique qui s’intéresse, notamment, à rendre le réel mesurable et descriptible, contrôlable et cartographiable serait peut-être pertinente. Il s’agit dès lors d’une raison cartographique qui transforme et re-transforme incessamment les lieux de la ville en des espaces figurables : nous avons affaire à un monde devenu surface, où la volumétrie du réel donne lieu à une platitude cartographique.