Un atlas filmé : sur quelques images du cinéma colonial
Poursuivons notre analyse avec un exemple qui signale l’adaptation du régime visuel descriptif, déjà discuté à propos du cinéma de non-fiction des premiers temps, aux enjeux du discours colonialiste français. Un reportage Pathé-Journal intitulé Afrique occidentale française, daté des années trente, nous en fournit une belle illustration [26]. Les séquences, concernant les possessions françaises dans cette région – à savoir, le Sénégal, la Guinée Française, la Côte d’Ivoire, le Dahomey, la Haute-Volta, le Soudan Français et la Mauritanie - sont invariablement introduites par une carte du territoire en question. Ces cartes ont une valeur à la fois symbolique et discursive : semi-occultées par les cartons qui désignent le nom de ces possessions, elles ne nous permettent pas de localiser avec précision la région concernée. Elles fonctionnent, plutôt et tout d’abord, comme un emblème de l’appropriation de l’espace qui accompagne l’entreprise coloniale.
Dans un article daté de 1931 consacré à la cartographie dans l’exposition coloniale de Vincennes, le géographe Emmanuel de Martonne remarque à propos de la région, que son immensité et sa diversité seraient ainsi le mieux évoquées par une carte [27]. Il y déplore ensuite la qualité des « représentations sommaires » exhibées à Vincennes : on comprend vite qu’une rigoureuse carte d’ensemble de la région viendrait à ses yeux encore plus légitimer la « mission civilisatrice » française. Mais les cartes de ce reportage fonctionnent aussi comme un signal du régime descriptif qui le gouverne, une marque des énoncés visuels qui suivent invariablement l’image filmée de la carte : la succession de vues paysagères, des portraits des gens et des activités qui distinguent et caractérisent les territoires désignés.
Dans une analyse de Voyage au Congo (1927), film tourné par Marc Allégret le long du voyage d’André Gide, André Gardies relève, à propos du régime descriptif du film, l’existence d’un double principe structurel, lié au listage énumératif et à la temporalité du voyage [28]. Selon ce principe, que nous reconnaissons aussi dans le reportage de Pathé-Journal, la causalité externe du voyage fonde et justifie l’agencement discursif du film. Autrement dit, la succession de territoires correspond au déroulement du voyage. Gardies ajoute que les éléments permettant d’agencer le réel – les rubriques ou les thèmes qui classent les images – fonctionnent comme des « descriptèmes », des traces descriptives de l’expérience vécue. A ce schéma de Gardies, nous aimerions ajouter que le régime descriptif dominant sort renforcé – sinon justifié – par la rationalité cartographique à l’œuvre dans les images.
En effet, si chaque vue procède par sélection et cadrage du réel, comme toute vue cinématographique, elles sont ici conçues comme les planches d’un atlas. Un atlas, rappelons-le, constitue un ensemble de cartes, c’est-à-dire d’images, réunies selon un plan préconçu, visant la complétude et réduites au format d’un livre maniable et consultable. Si les atlas se veulent exhaustifs et intégraux, ils se distinguent des mappemondes, où la Terre nous est offerte d’un seul coup d’œil. En tant que dispositif visuel, l’atlas permet le passage d’une contemplation du particulier à une méditation sur l’universel et vice-versa. Selon Christian Jacob, l’atlas constitue « un dispositif qui permet de concilier le tout et le détail » ; « régi par une logique cumulative et analytique, qui conduit de la vision globale aux images partielles » ; et qui se prête « à une forme différente de maîtrise du monde, plus intellectuelle et encyclopédique » [29]. Suivant l’auteur, toute composition d’un atlas passe, en outre, par une pensée du découpage et de la progression. Découpage dans la mesure où les atlas prélèvent un espace déterminé – des continents, des pays, des régions – du continuum spatio-temporel. Ce découpage délimite, circonscrit, impose un cadre et un point de vue ; il institue et induit également une progression, « dans l’espace comme dans le livre » [30]. Cette progression obéit à une logique particulière, dans la mesure où la succession de planches n’est jamais laissée au hasard. En effet, et toujours selon Ch. Jacob, « le voyage de l’esprit et du regard doit obéir à une logique, suivre une continuité minimale, être régie par des rythmes propres, de ralentissement ou d’accélération » [31].
Chaque plan du film Afrique occidentale offre la vue détaillée d’un aspect de la réalité ; il est interprété et placé par le spectateur dans le cadre de l’économie globale du film, comme le portrait filmique de l’Afrique occidentale française. Nous avons donc affaire à un atlas filmé de ce territoire, un atlas qui est traversé par un double problème d’échelle : dictée, tout d’abord, par le cadrage et l’échelle des plans, symbolisée ensuite par le fait que la totalité de l’espace physique se trouve réduite (ou miniaturisée) dans un bloc d’espace-temps communément désigné par « film ». Le fait que ce monde miniaturisé nous soit restitué par le biais de la projection cinématographique – et non pas cartographique – et que les images qui le constituent soient d’une nature référentielle distincte de celle des cartes conventionnelles, ne remet pas en cause la nature cartographique de ce reportage.
En effet, l’image cartographique pénètre, de façon discrète mais certaine, au sein des portraits (et des récits) cinématographiques de l’entreprise d’exploration et de conquête du monde. Nous la retrouvons aussi dans cet autre classique du cinéma documentaire, le film Turksib (1929) du cinéaste russe Victor Tourine, dans lequel une séquence, durant plus d’une minute, nous montre une carte animée par la traversée progressive d’une ligne illustrant le chemin de fer qui lie le Turkestan à la Sibérie. Cette voie ferrée fut construite entre 1929 et 1931 dans le cadre du Premier Plan Quinquennal : le film est à la fois le récit propagandiste du triomphe de l’URSS sur les forces naturelles et le reflet d’un autre mouvement colonial, celui qui « soviétise » alors l’Asie centrale. Les cartes constituent, on le sait bien, l’un des instruments idéologiques capitaux de tout impérialisme et le discours filmique ne leur échappe pas.