Le globe, symbole de la possession du monde
Souvenons-nous du ballet d’Adenoid Hynkel avec un globe terrestre gonflable : la scène, devenue classique, est l’une des plus connues du film Le Dictateur, réalisé par Charlie Chaplin en 1940. C’est le premier film parlant de Chaplin. Tourné en 1938, peu avant le début de la Deuxième Guerre Mondiale, le comédien pastiche Hitler et le régime nazi avec une lucidité saisissante. A la sortie du film – qui connut un grand succès - quelques-uns lui reprochent pourtant de ridiculiser des chefs d’état étrangers (Hitler, Mussolini) : l’émouvant discours de clôture du film ne vient que confirmer la portée de la vision de Chaplin. Dans la séquence qui nous intéresse, le dictateur de la Tomanie, excité par les paroles de son ministre Garbitsch, rêve de devenir empereur du Monde. Emporté par son délire (il venait de confesser à Garbitsch qu’il avait peur de lui-même), il se dirige vers l’énorme globe qui décore son bureau : comme par un coup de magie, il le soulève sans peine et le fait tourner sur un doigt. C’est par un rire diabolique qu’il initie ensuite le ballet, qui a rendu la séquence fameuse, faisant rebondir le Monde sur ses poignets et sa tête. La chorégraphie, qui dure encore deux minutes, se terminera par l’éclatement du ballon au moment où Hynkel se prépare pour l’embrasser. Ebahi, le dictateur éclate lui aussi, mais en sanglots.
Mieux qu’aucune autre image cartographique, le globe se prête bien à cette mise en scène d’un désir de pouvoir démesuré. Sa forme sphérique, analogue à celle de la terre, s’adapte aux fantasmes de possession et de contrôle qui hantent (fatalement ?) toutes les formes de pouvoir. En outre, et en fonction de ses dimensions, un globe s’avère facile à manipuler, assumant parfois une version miniaturisée qui nous permet, littéralement, de glisser le monde dans une poche. Dans les mains de Hynkel, l’insigne universel qui constitue depuis longtemps un élément majeur de la symbolique politique occidentale se voit transformé en un amusement d’enfants. Le despote est devenu jongleur : toute la finesse de l’art de Chaplin se trouve condensée dans cette séquence qui traduit, de façon à la fois légère et poignante, la véritable démence qui semble mener la situation politique de l’époque.
Si cette séquence du Dictateur nous permet d’évoquer les enjeux iconographiques de la figure du globe, celui-ci semble plutôt lié, pour le cas du cinéma, à un autre aspect du discours filmique. En effet, outre le rôle diégétique ou symbolique que les globes peuvent assumer dans le déroulement d’un film, ils constituent le plus souvent une sorte d’« inscription épigraphique ». Nous pensons évidemment aux logotypes célèbres des sociétés de production cinématographique, tels que ceux de la RKO (Radio Keith Orpheum) ou de l’Universal Studios. Le premier (1929-1956) nous présente un émetteur radioélectrique sur un globe terrestre, entouré de quelques nuages. Le poste est en train d’envoyer des signes, illustrés par des éclairs et des ondes acoustiques, ainsi que par le son caractéristique du code morse qui accompagne l’image. Du gris profond du ciel émergent les mots « An RKO Radio Picture ». Le deuxième consiste, tout simplement, en un globe terrestre, entièrement visible sur l’écran. Entre les années 1920 et 1930, un aéroplane vole autour de lui, dévoilant les mots « A Universal Picture » ; à la fin des années trente, un globe en cristal, légèrement incliné, se voit entouré par la monumentale et très stylisée police Art Déco qui désigne le studio. Traitée comme un signe plastique, l’écriture forme avec l’image un ensemble pictographique. Finalement, à partir de 1946, les différentes versions du logotype placent une sphère tournante contre le fond noir d’un ciel stellaire. Il est évident que l’inscription du mot « Universal » sur l’image tournante du globe a une valeur emblématique. En effet, l’insigne du studio repose sur la fusion de ces deux régimes de signes : l’icône de la terre et les caractères symboliques de l’écriture. En ce sens, le mot « Universal » fait image : citant Pierre Alferi, « en termes deleuziens on pourrait dire qu’ils [les attelages de mots et d’images] trahissent un devenir-image du mot et un devenir langagier de l’image » [18].
D’autres exemples pourraient être cités comme le logotype, beaucoup moins connu, de l’ABC Pictures Corporation (1968-1982). Soulignons, d’ailleurs, que l’étrange image choisie par Charles Urban pour identifier son entreprise semblait déjà annoncer cette formule visuelle. Elle combine, de façon significative, plusieurs symboles de la modernité industrielle – parmi lesquels les moyens de communication qui font rétrécir le monde, comme le train, ainsi que l’autre grand progrès de ce début de siècle, l’électricité – avec la figure sphérique de la terre. Nous y trouvons donc un train à vapeur emportant sur ses épaules de fer, tel un Atlas moderne, le globe terrestre. Celui-ci projette le détail d’une de ses contrées à travers une lentille optique, tenue par une monumentale figure ailée, transportée elle-même par une roue de train (ou une bobine de film ?). Si le rôle du voyage et du défilement ferroviaires dans la crise perceptuelle qui anticipe et prépare l’avènement du cinéma [19], ainsi que les liens généraux qui unissent le train au cinéma des premiers temps [20], sont aujourd’hui bien connus, il nous faudrait explorer cet autre lien irréfutable qui associe le cinéma aux dispositifs de représentation géographique.
Cette prédilection des sociétés de production cinématographique pour l’image du globe terrestre est frappante. Elle s’inscrit dans une longue tradition, dont les enjeux historiques, analysés notamment par Denis Cosgrove, seraient liés aux différentes étapes de mondialisation de la planète [21]. Universalisme philosophique et rhétorique impériales semblent particulièrement sensibles à cette forme cartographique, même si le globe terrestre, contrairement à la mappemonde, « ne se prête pas à un regard totalisant et pleinement synoptique » [22]. Comme le signale Christian Jacob, il « introduit le mouvement, la progressivité du regard, la conjonction du geste et de la vision, de la découverte progressive et de l’occultation » [23]. L’attirance des studios pour le globe s’expliquerait ainsi, et en partie, par la visibilité éminemment cinétique qui lui est associée. Selon Ella Shohat, en effet,
le penchant du cinéma pour le globe terrestre tournant célèbre à la fois les capacités cinétiques du médium et son ubiquité mondiale, permettant aux spectateurs de réaliser un voyage à bas pris, sans sortir des centres métropolitains [24].
On notera, et ceci est intéressant, que ces images surgissent en début du film, avant même le générique, comme si elles annonçaient, symboliquement, la nature du spectacle prêt à se dérouler. On pourrait dire, en effet, que le cinéma met toujours le monde devant nos yeux, pour évoquer encore la devise de Charles Urbain. Si ces logotypes illustrent bien la façon dont la sphère terrestre est devenue une icône culturelle – parfaitement adaptée aux ambitions universalistes, sinon impérialistes, de tout un pan du cinéma (dont le poste émetteur de la RKO reste une des images les plus puissantes), ils symbolisent aussi, peut-être mieux qu’aucun autre signe, la parenté avec la cartographie du médium cinématographique. Aujourd’hui encore, de nombreuses chaînes d’information, telles que la CNN ou la BBC International, requièrent à l’image du globe (et du planisphère) : celle-ci constitue une véritable figure rhétorique, dont les enjeux idéologiques sont loin d’être aussi universalistes qu’il ne semble [25].