Fig. 14. Gustave Doré, Dés-agréments d’un voyage
d’agrément, pl. 13 (extrait)
Fig. 15. Gustave Doré, Dés-agréments d’un voyage
d’agrément, pl. 16
Fig. 16. Gustave Doré, Dés-agréments d’un voyage
d’agrément, pl. 22
Il est également significatif que ces deux exemples d’intrusion du monde réel dans le niveau diégétique de l’album rompent totalement avec la mise en page conventionnelle de la bande dessinée. Là où une mise en page conventionnelle, composée d’une suite linéaire de cases ou de dessins, favorise la littérarité du récit en en facilitant la lecture continue, ces deux dessins représentent une rupture volontaire avec la linéarité spatiale, donc avec la littérarité, que M. Plumet s’efforce de produire dans son album [15]. Si le sujet des deux dessins - le pied, le museau - représente une rupture du ton romantique de Plumet, leur irruption soudaine dans l’espace de la page représente également une rupture de l’effet de littérarité induit par une mise en page conventionnelle. On peut contraster la mise en page non -conventionnelle de ces deux planches avec la mise en page supra-conventionnelle de la planche 13, où Plumet multiplie les cases et les rangées pour illustrer dans l’espace d’une seule page tous les changements climatiques que l’on peut vivre en une seule journée dans les Alpes (fig. 14).
Autre exemple de mise en page non-conventionnelle : la série remarquable de cases rondes (pl. 15-17) qui représente le point de vue de Vespasie suivant son mari à l’aide d’un télescope lors de son ascension du Mont Blanc. Le fait d’illustrer des vues de télescope permet à Doré de varier l’échelle des dessins, de jouer avec des effets de flou et de zoom, poussant le vice au point d’inventer, dans un dessin, une technique qu’on ne peut qualifier que de macrolithographie sur le modèle de la macrophotographie [16]. Ainsi, le temps que Vespasie règle le télescope, les silhouettes sont dessinées floues. Ensuite, elle règle le télescope sur les pas des marcheurs. L’image devient d’une netteté telle qu’elle arrive à distinguer des empreintes de pieds, de mains, de visage et même de. fesses dans la neige. Une mouche se posant sur la lunette donne l’occasion d’un ultra-gros plan. Le dessin suivant est entièrement noir, car il fait nuit (fig. 15). Vespasie reste fidèle au poste. Les dessins de la planche 17 jouent avec des effets de zoom, traduits par des changements rapides d’échelle. Ainsi nous passons d’un gros plan de la montre que Plumet perd dans la neige à une vue de la cime du Mont Blanc, où « nous étions si loin, que la lorgnette n’avait plus la puissance de rapprocher ». Cependant, dans l’image suivante, nous revenons à un gros plan des alpinistes en train de redescendre en se laissant glisser sur les pentes neigeuses, où Plumet est représenté en synecdoque par sa casquette.
Doré est également conscient du rôle des paramètres arthrologiques dans la structuration du récit. Ainsi plusieurs planches comportent un dessin montrant César et Vespasie engagés dans une « grande discussion sur la passementerie » (pl. 12, 14, 17, 19, 20, 22). Ce thème de discussion trahit évidemment la vanité et la superficialité des prétentions romantiques de César Plumet. Le fait de répéter le dessin renforce l’impression que son adhésion à l’esthétique romantique est entièrement surdéterminée par le personnage social qu’il souhaite construire ; car, dans le contexte privé de la chambre le soir, il n’en reste plus aucune trace.
Une dernière excentricité mérite d’être signalée. Il s’agit de l’équivalent direct des interventions auctoriales d’un Sterne. En effet, à la planche 22, Doré se met en scène dans un dessin attribué à Plumet. Doré n’hésite pas à tourner ses propres prétentions artistiques en dérision. Il se montre comme l’archétype du jeune héros romantique - mèches ébouriffées, grande blouse blanche, jabot autour du cou - peignant un grand tableau tout aussi romantique - une scène quasi-wertherienne de suicide sur les bords d’un lac entouré de sombres sapins. Ce tableau incite Plumet à lui dire « de l’accent le plus aimable, votre génie comique s’étend donc jusqu’à caricaturer le paysage » (fig. 16). Dans le dessin suivant, nous voyons Doré (ou plus précisément la moitié inférieure de Doré), offusqué, chasser Plumet à coups de pied dans les fesses. Plumet déclare alors : « Dieu ! que ces célébrités de Paris pâlissent à être vues de près ». Cependant, le soir venu, Doré conseille à Plumet de publier son album chez Aubert et les voilà réconciliés.
À son retour à Paris, Plumet « poursuit ses amis du récit de ses exploits », porte un chapeau à la mode tyrolienne et habille ses enfants en petits montagnards. Son seul chagrin est le fait qu’Aubert a publié son Album sous le titre de caricatures ; en petit-bourgeois qui se respecte, il fait acquisition de la dernière invention technologique pour pouvoir ennuyer ses amis avec des spectacles de lanterne magique (« 900e représentation de son voyage à ses amis et connaissances », pl. 24). L’album se termine sur une « morale d’une éternelle vérité » en plusieurs points, dont le premier résume à lui seul tout le ridicule des prétentions de César Plumet :
Que lorsqu’on a 50 ans d’âge, 20 ans de passementerie, et un ventre naissant, il faut chercher l’agrément ailleurs qu’en Suisse. Excepté dans le cas où l’on aurait fait ce voyage étant tout jeune ; à moins, cependant, que l’on n’ait pas 50 ans d’âge, 20 ans de passementerie et un ventre naissant.
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Les Dés-agréments connaissent un certain succès, puisqu’ils sont réimprimés deux fois au XIXe siècle, par Arnauld de Vresse et Féchoz et Letouzey [17], avant de sombrer dans l’oubli au XXe siècle. Sans aller jusqu’à faire école, l’album est suivi d’un certain nombre d’autres voyages humoristiques et satiriques en albums : Voyage autour du monde de M. Cham et de son parapluie (1852, dans Charivari) ; Voyage d’un âne dans la planète Mars (G. Liquier, « Troc », 1867 [18]) ; Les Mésaventures de M. Bêton (L. Petit, 1869) ; puis, bien sûr, La Famille Fenouillard (1889) et le Savant Cosinus (1893) de Christophe. Toutefois, ces albums sont loin de partager l’inventivité visuelle des Dés-Agréments.
Philippe Kaenel note que le Juif Errant (1856) marque un tournant dans l’œuvre de Gustave Doré, qui vise désormais à « opérer une réaction complète » dans l’esthétique du livre, abandonnant l’esthétique romantique de la vignette pour donner ses lettres de noblesse à l’illustration en tant qu’art à part entière : « L’époque est bonne. J’arbore le drapeau. Place à la grande vignette hors cadre, et habilement exécutée. Qui l’aimera me suivra ! » [19]. Un tel projet, visant à normaliser l’illustration en tant qu’élément paratextuel, représente une approche du livre diamétralement opposée à celle à l’œuvre dans l’excentricité paratextuelle. Aussi Gustave Doré abandonne-t-il ses expériences visant à exploiter les dimensions spatio-topiques et arthrologiques de l’illustration à des fins rhétoriques et rétablit l’illustration dans sa traditionnelle infériorité hiérarchique au texte. Après ce premier feu d’artifices que sont les Dés-Agréments, la présentation visuelle de la bande dessinée s’assagit. Il faudra attendre la deuxième moitié du vingtième siècle avant que la bande dessinée se remette à exploiter les potentialités rhétoriques de la case, chez des auteurs comme Régis Franc (Histoires immobiles et récits inachevés) ou Marc-Antoine Mathieu [20]. Tout se passe comme si, après l’extraordinaire inventivité visuelle de ses débuts où la case elle-même fait de la « performance ostentatoire », la bande dessinée s’installe dans une relation égalitaire entre texte et image. Cette relation ne sera renversée au profit de l’image et un renouveau de l’inventivité visuelle que lorsque le genre quittera la sphère de « l’amusement des soirées », la presse populaire et enfantine, et aura définitivement acquis ses lettres de noblesse.