Fig. 7. Gustave Doré, Dés-agréments d’un voyage
d’agrément, pl.1
Fig. 8. Gustave Doré, Dés-agréments d’un voyage
d’agrément, pl. 21 (extrait)
Fig. 9. Gustave Doré, Dés-agréments d’un voyage
d’agrément, pl. 21 (extrait)
Le 7 février 1849, Gustave Doré écrit à son père pour annoncer qu’il envisage un changement de direction artistique :
J’avais cédé pendant un temps le pas à la caricature de circonstance dont le public avait besoin pour le moment et j’ai négligé de fixer mon esprit sur l’actualité des événements, car je sais combien les plaisanteries de circonstance ont peu de solidité ; combien elles sont éphémères et tombent d’elles-mêmes du jour au lendemain. J’ai préféré appliquer mon esprit (au risque de ne pas paraître pendant un moment) à la caricature qui a pour but l’étude des mours, caricature qui est de tout temps et qui sera de tout temps et qui m’offre ce grand avantage c’est que le temps au lieu de la faire tomber ne servira qu’à la prôner [...] [11].
En cherchant à donner une portée plus globale à ses caricatures, il se tourne tout naturellement vers l’étude de mours ; et, en commun avec d’autres dessinateurs du Journal pour Rire, il décide de s’attaquer à la mode du voyage touristique. En effet, il s’agit d’un sujet fort en vogue ; les pages du Journal pour Rire regorgent de dessins satiriques visant les voyageurs, particulièrement en 1851, l’année de l’Exposition Universelle à Londres [12]. L’exposition devient rapidement un objet de satire privilégié car elle allie deux phénomènes sociaux déjà satirisés en eux-mêmes - le tourisme et le commerce - qui, ensemble, permettent aux dessinateurs d’attirer l’attention sur les travers du touriste moderne : passivité, suivisme, philistinisme petit-bourgeois. Le touriste est souvent dépeint comme ayant des prétentions culturelles ou intellectuelles en décalage total avec son statut de petit-bourgeois. Citons par exemple le Voyage de M. Pierre Vespuce aux Antilles par M. Guesde, paru dans le Journal pour Rire du 14 mars 1851 :
Pierre Tancrède Vespuce, prédestiné par son nom, par le signe du zodiaque sous lequel il était né, et par les protubérances de son crâne, à l’amour des voyages, passait les journées que ses parents avaient vouées à l’étude théorique et pratique de la bonneterie, devant les étalages, à considérer les cartes géographiques et les costumes plus ou moins décolletés des habitants de l’Amérique.
C’est une tradition qui perdure : M. Fenouillard, qui fait sa première apparition sous la plume de Christophe en 1889, est marchand de bonnets imperméables et de bas antinévralgiques de son état. Gustave Doré ne fait donc que suivre la mode lorsqu’il choisit le tourisme pour l’objet de son troisième album et décide de prendre comme héros César et Vespasie Plumet, « retirés tout récemment de la passementerie », métier qui leur a transmis « je ne sais quelle poésie vague et rêveuse » qui les pousse à partir à la découverte des Alpes. La satire du tourisme dans l’album des Dés-agréments d’un voyage d’agrément est constante, visant non seulement les prétentions de César Plumet mais également d’autres catégories de voyageurs (la « jeune lady pâle et rêveuse », pl. 12) ; la marchandisation de la Suisse (pl. 18) ; et la mode d’écrire les impressions de voyage (les bas-bleu « occupées à je ne sais quel travail qui me semblait bien pénible », pl. 23). Cette satire thématique, par laquelle l’auteur s’éloigne, « s’ex-centre », du droit chemin du discours franc et sincère, se traduit aussi par une certaine excentricité formelle.
Contrairement aux albums de son prédécesseur Rodolphe Töpffer, Gustave Doré n’utilise pas de filets pour encadrer et séparer les cases. Les dessins sont simplement disposés sur le fond blanc de la page. L’absence de filets permet de varier le format des « cases » qui peuvent dès lors adopter facilement des dimensions démesurées à des fins rhétoriques. Un exemple serait la « case » de la première planche étendue sur deux rangs de dessins dans le sens de la hauteur, en mimétisme du rêve de Vespasie Plumet qui a l’imagination vive et se voit tomber dans des crevasses sans fond (fig. 7). La même technique redéployée dans la deuxième planche, où le carrosse est écrasé par la hauteur des pins sombres de la vallée de Maglan, peut être lue comme une exagération rhétorique correspondant soit aux élans romantiques de César, soit aux angoisses de Vespasie. L’abandon du cadre, conjugué aux variations de format des « cases », permet à Doré de jouer avec la linéarité du fil narratif ; là où les filets sous-tendent la lecture suivie et successive des cases de gauche à droite, leur absence peut perturber le sens de la lecture et ainsi emmêler le fil narratif.
La différence avec le modèle töpfférien se poursuit dans le traitement du texte. Chez Töpffer, le texte manuscrit joue un rôle important dans la constitution d’une voix narrative fortement individualisée ; la main quelque peu tremblotante du texte manuscrit est facilement identifiable comme la même qui a produit les dessins. Chez Doré, le texte ressemble davantage à une composition typographique, supprimant la personnalité de la voix narrative et la rendant autonome, indépendante du dessin. Comme B. Peeters le souligne, le texte ne fonctionne dès lors plus comme partie intégrante de la case, mais se rapproche de sa vocation originale de « fragment dans une continuité de type littéraire » [13]. Dans le cas présent, l’adoption de la composition typographique a pour effet de renforcer la charge satirique en identifiant l’album comme un objet littéraire, comme fruit des réflexions de M. Plumet, qui décide en effet de faire imprimer ses impressions de voyage - chez Aubert (pl. 3). Cette différenciation de statut narratif entre texte manuscrit et texte imprimé est d’autant plus claire que certains dessins incorporent du texte manuscrit (les dessins de passementerie, pl. 21, fig. 8) ; ce texte manuscrit reste un souvenir privé de vacances, au même titre que les fleurs sur la même page (fig. 9) ; il nécessite une légende explicative imprimée pour lui donner une pertinence publique.