À l’ombre des images : La Frontière et
Terrasse à Rome de Pascal Quignard

- Sylvie Loignon
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       Dès lors, il n’est guère étonnant que la mise en mots des images corresponde à une écriture érotique, faite de « court-circuits » qui révèlent les failles du réel, sa nature déceptive. Comme le souligne Quignard :

 

       Il y a eros dès que surgit la possibilité du contact direct avec la vérité (avec la dénudation, avec la désidération) : intuition ineffable revenant comme un jadis, paroi devenue livre ouvert, court-circuit soudain [29].

 

       C’est donc non seulement un motif de l’écriture quignardienne que cette dénudation liée à l’image, mais aussi son fonctionnement même. Cet « eros » est sans doute inscrit dans la conception même du roman, issu, comme nous le rappelle l’auteur, de la satura [30], ce roman antique dont le sujet est sexuel et obscène, à l’image du Satiricon. Il s’agit d’un « pot-pourri de nature érotique ou indécente » [31]. On retrouve dans La Frontière comme dans Terrasse à Rome cette idée d’un « pot-pourri », d’un mélange des tons et des genres, notamment dans la fragmentation extrême du second récit, qui fait passer du conte, au dialogue, à l’inventaire, ou encore à l’ ekphrasis.
       De plus, le roman selon Quignard doit accueillir les sordidissima c’est-à-dire les « mots les plus vils, [les] choses les plus basses et [les] thèmes les plus inégaux » [32]. Ainsi, les deux récits proposent des scènes de défécation : l’une où Monsieur de Jaume surprend Luisa à son insu dans les jardins du palais, ce qui sera la scène inaugurale de son désir pour Luisa et l’une des scènes-clés représentées par les azulejos, et l’autre où Meaume, au cours de sa traversée de l’Espagne, se retourne sur une religieuse avec laquelle il vient de parler, et la voit dans une étrange posture à l’ombre de la forêt. L’érotisme se conjugue à un regard interdit - ce que signalait déjà le dispositif de La Frontière.
       Accueillant les sordidissima, jouant de la perte (jusque dans les déchets ou les excréments), le récit quignardien érotise le rapport à l’autre. Dès lors, c’est aussi le corps de l’autre, à l’état d’ombre errante, qui hante le récit, comme il hante les personnages. Ce sont donc des histoires d’ombre dont il est question ici : les protagonistes sont en effet hantés par les ombres de l’aimé. Bien plus, si l’ombre trace les contours de l’intrigue, elle définit une sorte d’anéantissement ontologique :

 

       Nous sommes des ombres qui se frottent et se rencognent dans l’ombre de nos demeures et sous les draps qui couvrent nos lits, face à cette lumière qui transmigre de vivants en vivants [33].

 

Il s’agit d’un singulier renversement : ce n’est plus l’homme qui trace des ombres sur un mur (c’est là le mythe fondateur de la peinture, retracé notamment par Derrida dans Mémoires d’aveugle [34]), c’est l’ombre qui dessine la forme déformée de l’homme. C’est elle qui nous livre l’énigme de son désir en ce qu’il a à voir avec la mort, comme le souligne cette évocation de Meaume :

 

       Hors de sa maison sur le mont Aventin, il portait un grand chapeau de paille sous lequel son visage perdait toute apparence. Les longues murailles de Rome, à l’ombre bleue comme les requins, guidaient ses pas. Et l’ombre, selon l’heure, dessinait son tour [35].

 

       De même, dans La Frontière, la clé des azulejos tient sans doute dans ces ombres bleues qui les traversent. Ainsi, lors de la visite de Cosme de Médicis, des jardins, au palais de Fronteira, le roi Pierre énonce ces paroles qui cachent et révèlent tout à la fois la signification dernière des carreaux de faïence : « Le désir nous affole tous les jours et sa carence nous abandonne aux ombres » [36]. Ainsi, les gravures de Meaume se découpent sur l’ombre. Elles donnent à voir le sublime et le furore propres à l’esthétique baroque puisqu’elles effectuent cette rencontre inattendue - paradoxon - avec l’irreprésentable :

 

       Il fallait que ce qu’il voyait au fond de son crâne, derrière ses yeux, surgît. La vision se découpait sur l’ombre, sortait du fond, s’arrachait à une nuit qui ne connaissait pas la lumière. Meaume aurait été la nature, il n’aurait fait que les éclairs ou la lune ou les vagues écumeuses de l’océan en tempête déferlant sur les roches noires de la rive. Ou la nudité dévoilée par hasard sous l’étoffe. Ou un os de bête ou un trognon de silex qu’on trouve dans la terre [37].

 

       Or, cet irreprésentable est sans cesse associé à la présence du corps désirant. Les visions de Meaume pointent aussi ce manque, ce « rien » d’où surgit le regard anamorphique, fait d’ombre et de lumière, dans son « travail », c’est-à-dire, comme dans le rêve, « son aptitude à la figurabilité, à la mise en scène » [38]. Les visions de Meaume sont autant d’étreintes rêvées avec Nanni, quelle que soit la gravure obtenue : et c’est bien là « la sale supercherie », dont parle Marie Aidelle, la seconde compagne de Meaume : l’image sublime n’a de cesse de faire apparaître le corps qui la sous-tend. De même, si une « gorge égorgée qui se rouvre » est la définition que donne Quignard du livre, Meaume, égorgé par son propre fils, par son portrait craché - qui plus est, le fils conserve avec lui un portrait de sa mère fait par son père -, nous donne une singulière leçon de choses et de ténèbres !
       Sous l’érotisme de l’écriture quignardienne, sous l’apparence trompeuse des images déformées et anamorphosées qui peuplent La Frontière et Terrasse à Rome, affleure donc toujours une dimension tragique, si tant est que le tragique ait à voir avec Dionysos, ce dieu du sacrifice tragique du bouc, qui « rompt le langage », qui « court-circuite toute sublimation », qui « déchire tout vêtement sur la nudité originaire » [39]. Or, l’image extérieure au texte (peintures, gravures, azulejos - réels ou fictifs), ou créée par lui (metaphora) participe de cette dénudation. Bien plus, il y aurait dans ces deux œuvres une ostentation tragique du récit impossible d’un face-à-face avec l’icône : être, c’est voir ; lire, c’est voir ; mais voir, c’est déjà perdre la face, être déplacé vers le point lumineux et mortel de notre regard. La défiguration de Meaume ou le tatouage de Luisa et de Monsieur de Jaume renvoient à cette vision impossible - et à cette impossible image qui hante le récit - : elle est cet autoportrait de l’écrivain et du lecteur, pris dans les chimères de leurs désirs.

 

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[29] C. Lapeyre-Desmaison, Pascal Quignard le solitaire, Paris, Edition Les Flohic, 2001, p. 152.
[30] P. Quignard, Le Sexe et l’effroi, Paris, Gallimard, « Folio », 1997, p. 11.
[31] Ibid., p. 148.
[32] P. Quignard, Albucius, Paris, Le Livre de poche, « Biblio », 2001, p. 37.
[33] P. Quignard, La Frontière, op. cit., pp. 21-22.
[34] J. Derrida, Mémoires d’aveugle, l’autoportrait et autres ruines, Paris, Réunion des musées nationaux, 1999.
[35] P. Quignard, Terrasse à Rome, op. cit., p. 61.
[36] P. Quignard, La Frontière, op. cit., p. 87.
[37] P. Quignard, Terrasse à Rome, op. cit., p. 33.
[38] Voir à ce sujet C. Buci-Glucksmann, La Folie du voir, op. cit., p. 101.
[39] P. Quignard, Le sexe et l’effroi, op. cit., p. 327.