De même, dans Terrasse à Rome, la première déformation, la première altération n’est autre que la défiguration subie par Meaume. Après cette « défiguration », le graveur cache son visage dans l’ombre, l’obscurité. C’est que cette défiguration initiale, à l’eau-forte, n’est rien moins que la toute première gravure à la manière noire de Meaume, lui-même ombre fictive du graveur Louis de Siegen, à moins qu’il ne soit celle de l’écrivain...
À l’époque baroque, deux grandes inventions s’opposent. D’un côté, l’idée romantique d’une création venue de rien, comme le dieu chrétien, l’idée de la table rase (tabula rasa) de Descartes pour qui tout s’inscrit sur papier blanc. Et de l’autre, la manière noire qui considère que tout est soumis au chaos du passé, que la plaque de cuivre sur laquelle nous travaillons est entièrement rayée par les traditions historiques, ethnologiques, animales. Un homme comme moi peut seulement appuyer un peu sur une rayure pour que là où tout était noir un peu de blanc apparaisse... [14]
Le récit est d’ailleurs marqué par le clair-obscur, et permet ce déplacement propre à l’anamorphose de l’espace géométrique à l’espace pulsionnel, de l’œil au regard. Ainsi, la première étreinte entre Meaume et Nanni a lieu à la lumière d’une bougie, ce qui rappelle les compositions peintes par de La Tour. De plus, l’histoire de Meaume est ponctuée par la description de Vanités, dont les symboles reviennent : bougie, gaufre, miroir, comme c’était déjà le cas dans La Frontière, au moment notamment où le désir de Monsieur de Jaume pour Luisa se fait le plus pressant [15]. Ce sont aussi les dessins de ruine qui convoquent la temporalité propre au baroque, l’éphémère : image d’une église en ruines, traversée par la seule lumière ; ville en ruines (chapitre XI) dont le cimetière est peu à peu recouvert par la nature, ce qui n’est pas sans rappeler d’ailleurs le dernier chapitre des Misérables, « L’Herbe cache et la pluie efface »...
De fait, les vanités qui traversent les deux récits esquissent cette « mimétique du rien », selon l’expression de Christine Buci-Glucksmann, construite par le baroque. Ainsi, à propos de Georges de La Tour, Quignard écrit :
Ce qui fait la flamme plus brûlante, la braise plus rouge, l’éclat plus lumineux est ce qui devient davantage « rien » en elle. C’est ce qui se précipite pour ne devenir « plus rien » au cœur de la fournaise qui gondole comme une illusion en elle, dans l’air tremblé et translucide de la chaleur. C’est ce « plus rien » qui crie dans le crépitement. C’est ce « plus rien » qui est blanc au cœur des flammes et dont on ne peut approcher le visage sans hurler de douleur. C’est Dieu [16].
Si « la nuit et le silence » caractérisent la peinture de Georges de La Tour, c’est bien de nuit et de silence qu’est composé Terrasse à Rome. En effet, au silence de Nanni répond celui de Meaume, perdu dans ses songes. Le récit inscrit les rêves de Meaume au même titre que ses visions ou que la description de ses gravures, dans un brouillage constant des limites. Bien plus, il ne sort de son silence que pour énoncer des énigmes, empruntant le biais de la métaphore, de l’image donc, verbale cette fois-ci, tout comme l’ombre de Monsieur d’Oeiras énonce à sa veuve la vérité dans un dire métaphorique et énigmatique - la métaphore n’étant peut-être rien d’autre qu’une « anamorphose de la pensée », si l’on en croit Christine Buci-Glucksmann [17]. Or, si Terrasse à Rome retrace la vie imaginaire de Meaume, son parcours, son errance, sa rencontre avec des personnages réels, tels Le Lorrain ou l’inventeur de la manière noire Louis de Siegen, le récit déporte sans cesse le lecteur vers une image manquante. Absente, l’image l’est à double titre : d’abord parce qu’il ne s’agit pas d’un texte illustré (à la différence de l’édition première de La Frontière). Mais elle est absente surtout parce que, n’existant qu’à travers son ekphrasis, elle conserve cette part énigmatique, cette part d’ombre qui la traverse et la déforme. L’ekphrasis elle-même devient ici anamorphose.
La « folie du voir » affole donc la description des gravures qui glisse insensiblement vers le narratif. Il y a ici une confusion entre la mobilité du voyage, dont les gravures tracent les différentes étapes, et celle du récit - constitué de fait d’un flux d’images, entre la continuité de la narration et la discontinuité (la pause) de la description. Ainsi, à propos du voyage de Meaume et d’Abraham Van Berchem, Quignard écrit : « sur la cinquième gravure noire, ils repartent ». L’emploi du présent ici est ambigu, puisqu’il permet de faire durer l’action évoquée, comme si finalement la gravure permettait d’étirer le temps et non pas de l’arrêter sur une action précise. Dès lors, cette ekphrasis n’a de cesse de donner à voir de véritables scènes dont la durée semble indéterminée, et de faire miroiter les paysages eux-mêmes mobiles : « Toute la journée ils suivirent une route vide et couverte de mirages qui ondulait comme de l’eau devant eux » [18]. C’est donc non seulement la gravure qui semble devenir anamorphique, mais aussi sa description proprement dite, fondée sur l’ambiguïté et l’illusion, redoublée ici par l’allusion aux mirages. Or, les paysages semblent refléter l’âme des hommes qui les traversent, au point que le parcours de la vie trouverait son achèvement dans la traversée de l’homme par le paysage lui-même. Aussi bien les visages des hommes deviennent-ils des paysages aux allures incertaines :
C’était très intense mais il était impossible de dire si la douleur, ou si la faim, ou si l’angoisse, ou si la colère déchirante habitaient derrière ses yeux. La blessure sur son visage ajoutait à l’incertitude de ses expressions [19].