Les Eigenschriften d’Irma Blank
le texte comme texture

- Giulia Lamoni
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       En Italie, en 1978 la critique et artiste féministe Mirella Bentivoglio organise une exposition collective d’artistes femmes, intitulée Matérialisation du langage, qui entend explorer la relation entre le travail des artistes femmes et le langage. Irma Blank est invitée à participer. Dans le texte du catalogue, Bentivoglio note :

 

       [...] une connotation vraiment particulière de ces opérations féminines est la tendance à transformer le langage en textile ; ce qu’il a été, en effet, à une étape révolue de son histoire. Il s’agit peut-être d’une épreuve de pénétration dans l’inconscient ; et de la rencontre entre la femme et son mythe. Le fil des Parques, d’Arianne, d’Arachné, le fil du discours brisé, qui maintenant semble avoir été repris [34].

 

       Le lien entre écriture, tissage et monde féminin a des racines très anciennes. Il suffit de penser, par exemple, à l’histoire de Philomèle, dont Ovide fait le récit dans le livre VI des Métamorphoses. La jeune Philomèle est violée par Térée qui lui coupe ensuite la langue afin qu’elle ne puisse pas dénoncer le crime dont elle a été victime. Alors, enfermée dans une pièce, la jeune femme se sert habilement de son métier à tisser afin d’envoyer un message à sa sour, femme de Térée. Sur une toile blanche, elle tisse, en lettres pourpres, le récit de son viol.

 

       La tragédie, commente Roger Chartier, propose ainsi une figure extrême de la capacité des femmes à inventer les instruments et les supports qui leur permettent de subvertir toutes les contraintes, ordinaires ou effroyables, qui visent à leur interdire l’écriture [35].

 

       Comme l’indique Chartier, si la broderie et le tissage sont des activités auxquelles les femmes se consacrent dans l’espace privé de la maison, elles permettent néanmoins de « transgresser » cet enfermement en offrant des moyens d’expression alternatifs :

 

       En brodant l’écriture, en tissant les textes, les jeunes filles et les femmes moins jeunes respectent les normes qui leur assignent des tâches particulières et des apprentissages propres. Mais, en même temps, alors qu’elles devraient être seulement des lectrices obéissantes, l’écriture avec l’aiguille, puis la plume, leur permet de construire une autre image d’elles-mêmes et la possibilité d’une existence moins complètement soumise à l’ordre masculin. La proximité entre texte et tissu peut, de ce fait, être comprise comme l’un des recours qui ont autorisé les femmes à desserrer les contraintes traditionnelles et à entrer en écriture [36].

 

       Le travail d’Irma Blank n’est jamais explicitement féministe, pourtant, en faisant du texte une texture fictive et, de ce fait, une figure textile, elle se rapporte à une pratique transgressive de l’écriture de la part d’un sujet dans une position de marginalité vis-à-vis de cette pratique. Certes, cette marginalité a été pendant longtemps celle des femmes. Le travail d’aiguille ou le tissage, tout en palliant la possibilité niée aux femmes d’utiliser l’écriture, inscrivent cette forme d’expression dans une pratique socialement acceptée. Apparemment, celle-ci n’est pas subversive, alors qu’en réalité elle ouvre une faille importante au cœur du système. Non seulement Philomène réussit, par le tissage, à écrire le récit de la violence subie, mais par le recours à une activité relevant de la banalité des activités féminines quotidiennes, elle fait en sorte que son message passe inaperçu et arrive à destination. La stratégie d’écriture mise en acte par Philomène lui permet de communiquer, brisant ainsi un interdit, et à la fois de protéger son texte, le dissimulant avec astuce du regard des autres. Transgression et efficacité vont ici de pair.
       C’est dans cette tradition qu’Irma Blank inscrit les Eigenschriften, pratiques tout aussi transgressives et efficaces. L’artiste inverse pourtant les termes du rapport entre respect des normes et résistance. Elle se sert, en effet, des mêmes instruments et des mêmes supports qui sont employés dans l’écriture traditionnelle : pages en papier, pastels, feutres, stylos. Tout au plus le format des pages augmente-t-il et des couleurs sont utilisées. Alors que, dans l’univers de l’écriture féminine que nous avons évoqué, écrire représente un acte de libération, la conquête d’un droit d’expression, pour Irma Blank l’écriture alphabétique, entendue comme simple enregistrement d’une parole, est le véritable lieu d’enfermement. L’expression - et la formation de l’identité qui en dérive - n’est donc plus à rechercher dans l’écriture même mais dans un nouveau système, une graphie capable de surmonter l’obstacle et le danger de la Langue. Serait-ce un retour différé à la technique du tissage ? Oui mais à un tissage fictif qui est déjà graphie et qui ne se fera jamais écriture alphabétique.

 

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[34] M. Bentivoglio, Marializzazione del linguaggio, Biennale de Venise, 1978, pp. 2-3.
[35] R. Chartier, Inscrire et effacer. Culture écrite et littérature (XIe / XVIIIe siècle), op. cit., p. 149.
[36] Ibid., p. 152.