Par ailleurs, la structure répétitive des graphies a la fonction essentielle de restituer la temporalité de la performance dans
l’espace de la page. À la discipline de l’écriture alphabétique, imposée de l’extérieur, Irma Blank oppose une autodiscipline très
rigoureuse fondée sur un principe de répétition. D’un côté, la pratique des Eigenschriften se base sur un même procédé,
répété de manière fidèle dans la réalisation de toute
œuvre. De l’autre, chaque page de graphie est le fruit de la réitération d’un geste élémentaire qui se veut la plus précise et ordonnée
possible. Pourtant, ces répétitions ont comme résultat paradoxal d’amplifier les différences, de valoriser les écarts, les fautes, les échelles qui
trouent la maille compacte du texte. La main dérape, se trompe parfois, échappe aux règles du jeu que l’artiste s’est fixées et c’est là que
naît l’identité irremplaçable de toute page graphiée (fig. 5). S’agit-il d’une irruption de
l’inconscient, du « plaisir » de tracer qui prend le dessus sur le projet rationnel de l’artiste ?
Peu importe, la modification perpétuelle de la graphie, enregistrement du temps de l’écriture (du temps), a comme résultat de restituer
dans l’espace de la page les modifications du geste scriptural dans le temps, c’est-à-dire d’inscrire le devenir même de l’écriture. Comme l’observe
Rosalind Krauss dans The crisis of the easel picture [25] à propos de l’œuvre de Richard Serra Casting (1969)
[26], la répétition est une manière de préserver la nature indicielle de l’oœuvre comme trace d’un
événement, empêchant ainsi qu’elle se transforme en représentation, c’est-à-dire en une configuration stable, complètement coupée de
la temporalité des gestes qui l’ont produite.
De la texture à la figure textile
La distance critique par rapport à laquelle le spectateur se tient vis-à-vis de l’œuvre revêt une grande importance pour
la perception des Eigenschriften. De loin, en effet, le texte graphié fait corps : lorsque la densité scripturale de l’œuvre est élevée, celui-ci
peut être identifié comme une figure striée se détachant du fond de la page blanche (fig. 1), ou alors, il peut se
constituer en un véritable trompe-l’œil scripturaire. Cela est caractéristique des œuvres de la période finale du cycle, dans lesquelles les lignes de graphie
sont bien séparées les unes des autres, suggérant ainsi que le texte pourrait être tout à fait lisible à une distance plus réduite. De tout
près, par contre, ces effets se dissipent, la figure se révèle être en réalité un ensemble textuel composé de lignes de graphie très
rapprochées (fig. 2) et le texte qui paraissait lisible devient indéchiffrable. Suivant alors la distance critique adoptée par
le spectateur, les textes des Eigenschriften semblent osciller entre deux pôles complémentaires : celui d’un texte se constituant en une figure qui a la forme
compacte d’un tissu, et celui d’un texte produisant un effet de texture.
En ce qui concerne l’analogie avec la figure textile, elle renvoie directement au sens premier du mot texte, associé à son origine
au domaine du tissu et inscrit ainsi dans un champ non verbal. Selon les mots de Roger Chartier, le texte « retrouve ainsi l’évolution étymologique qui, à
partir du Ier siècle avant J.-C., donne un sens figuré au verbe latin “texere”, qui ne signifie plus seulement tisser ou tresser, mais aussi composer un ouvrage,
et qui, au Ier siècle après J.-C., attribue au mot “textus” son sens moderne de texte écrit, tout en le maintenant au sein du lexique du tissage :
“textor” (tisserand), “textrinum” (atelier), “textum” ou “textura” (tissu) »
[27]. C’est surtout à cause du caractère répétitif de leur trame et de leurs gestes de réalisation que les
Eigenschriften d’Irma Blank se constituent en images textiles. La structure du tissu consiste en effet en une répétition rythmique des mêmes éléments
matériels et sa production, très laborieuse, se fonde sur des procédés tout aussi répétitifs. C’est donc par la mise en évidence de leurs
qualités « texturales » [28] - il s’agit bien évidemment d’une texture fictive, représentée,
et non pas d’un texture de la matière elle-même [29] - que les lignes de graphie s’agrègent jusqu’à former des
figures textiles.
Tisser indique, en termes symboliques, l’acte de création. Comme le remarque en effet Mircea Eliade, « [...] tisser ne signifie pas
seulement prédestiner (sur le plan anthropologique) et réunir ensemble des réalités différentes (sur le plan cosmologique), mais aussi créer, faire sortir
de sa propre substance, tout comme fait l’araignée qui bâtit sa toile d’elle-même » [30]. La métaphore du
texte comme tissage, l’une des plus archaïques de la culture occidentale [31], a d’ailleurs été associée très
souvent - quoique de manière non exclusive - à la culture féminine. Elle a ainsi été largement répandue au cours des années soixante-dix, notamment
aux Etats-Unis, par la critique littéraire féministe, comme le montre l’essai d’Elaine Showalker « Piecing and writing »
[32], qui trace une ligne de continuité entre les techniques traditionnelles du quilt et du patchwork et les structures propres
à la production littéraire des femmes américaines. Ce mouvement s’accompagne chez de nombreuses artistes d’une redécouverte des arts appliqués, et de
la volonté d’abattre les barrières entre « arts majeurs » et « arts mineurs », notamment à travers la réhabilitation de
ces derniers et l’élaboration d’une nouvelle esthétique multimédia. On pense par exemple à des artistes comme Judy Chicago et au projet Womanhouse,
ou au mouvement Pattern and Decoration [33].