Le premier cycle de l’œuvre d’Irma Blank - cycle qui inaugure son exploration du domaine de l’écriture et de sa relation
à l’image et au corps - s’intitule Eigenschriften. Ce mot allemand qui pourrait être traduit par « écritures de soi », mais aussi
par « écritures pour soi », est très significatif car il s’oppose, par sa connotation verbale, au projet même des Eigenschriften :
expulser la langue hors du texte, dessiner une graphie apte à exprimer l’indicible prélinguistique, retrouver une écriture essentiellement gestuelle, graphie de
l’origine. « Vers la fin des années soixante, écrit l’artiste, après une longue période de tourment existentiel et créatif, dans un climat
d’expérimentation linguistique et afin de fuir la fragilité et l’ambiguïté de la parole, je retourne au signe en soi, à l’Urzeichen, au
signe primordial, indifférencié, qui précède la parole. C’est un recommencement, c’est tourner le regard vers le début. (...) Je sauve
l’écriture de son asservissement au sens : écriture purifiée du sens. Je retourne au point zéro, au zéro sémantique, au vide
sémantique : au silence comme source de germination » [1].
Les Eigenschriften, réalisées en Sicile entre 1968 et 1973, sont en effet des textes illisibles, des simulacres d’écriture,
qui, tout en respectant scrupuleusement l’organisation du champ graphique propre à l’écriture alphabétique, la vident de son contenu verbal
(figs. 1 et 2). Ainsi, dans ces œuvres - des pages graphiées exposées séparément ou en série, et des
livres d’artiste -, l’écriture perd son statut de code pour se transformer en une graphie linéaire, rythmée, dessin d’une écriture autre,
entièrement personnelle et capable, par ce fait, d’enregistrer l’unicité des gestes d’inscription de l’artiste. Mais la graphie se fait surtout image,
récupérant cette part de visibilité et de matérialité que l’Occident a souvent préféré passer sous silence
[2]. Valorisant le fait que toute inscription manuelle constitue d’abord la trace visible des gestes du scripteur
[3], ces œuvres font passer subtilement l’écriture du champ des arts allographiques, auquel elle a été traditionnellement
associée, notamment par Goodman [4], à celui des arts autographiques, au même titre que le dessin ou la peinture. « Je fais
glisser le texte de la littérature aux arts visuels » [5], affirme l’artiste.
Ce glissement du texte du domaine littéraire à celui des arts plastiques pourrait être facilement associé au travail des poètes
visuels, très actifs dans le panorama italien de cette même période [6]. Irma Blank expose à plusieurs reprises avec des artistes de
la poesia visiva ; elle participe notamment, en 1973 et 1974, à deux expositions collectives [7] organisées par la critique et
artiste féministe Mirella Bentivoglio, et, en 1978, à la section de la Biennale de Venise intitulée Matérialisation du langage. Même si on retrouve, dans
l’œuvre de l’artiste, une dimension de rupture vis-à-vis de l’ordre culturel établi, une volonté ferme d’intervenir, par les moyens de l’art,
dans un engrenage social qui oppresse l’individu et qui l’aliène [8], ainsi qu’une critique radicale du langage et de ses limites, son
travail se distingue sensiblement de l’esthétique propre à la poesia visiva. L’entreprise idéologique de ce groupe, fortement politisée, est en effet
une véritable « guérilla sémiologique » [9] menée contre la société de consommation. Les
poètes visuels utilisent le langage des médias afin de le détourner, de le faire déraper et de brouiller ses messages, l’empêchant ainsi d’atteindre
ses cibles et de « communiquer ».
[1] I. Blank, « Scrittura », dans
Il libro d’artista, Milan, Edizioni Sylvestre Bonnard, 2003, pp. 168-169. Toutes les traductions de l’italien au français sont de l’auteur.
[2] Voir notamment A.-M. Christin,
L’Image écrite ou de la déraison graphique, Paris, Flammarion, « Idées et Recherches », 1995.
[3] Voir dans ce sens les recherches de Rosemary Sassoon sur l’écriture, notamment
The Art and Science of Handwriting, Bristol, Intellect Books, 2000. Pour une étude d’ensemble sur l’écriture manuelle voir l’ouvrage magistral de Colette Sirat :
Writing as Handwork. A History of Handwriting in Mediterranean and Western Culture, Turnhout, Brepols, « Bibliologia 24 », 2006.
[4] Pour Goodman, en effet, un art est autographique lorsque son identification dépend de son processus de production, tandis que « [...] un art paraît être allographique dans l’exacte mesure où il est justiciable d’une notation » (
Langages de l’art, Paris, Hachette, « Littératures », 2001, p. 147). Selon ces critères, on devrait considérer que, puisque tout texte, écrit à la main ou imprimé, constitue essentiellement une forme de notation du langage, il est allographique, c’est-à-dire susceptible d’être recopié sans que cela ne change son contenu et sans créer de « contrefaçon ». « Supposons qu’on dispose d’une quantité de copies manuscrites, écrit Goodman, et de nombreuses éditions d’une œuvre littéraire donnée. Certaines différences entre elles sont sans importance : style et grosseur de l’écriture ou de la typographie, couleur de l’encre, nature du papier, nombre et agencement des pages, état, etc. Seule importe ce qu’on peut appeler son
identité orthographique, c’est-à-dire une correspondance exacte quant aux séquences des lettres, aux espacements et aux signes de ponctuation » (
Ibid., pp. 149-150).
[5] I. Blank, « Scrittura », art. cit.
[6] De nombreux travaux des poètes visuels italiens sont conservés dans la collection de Paolo della Grazia, aujourd’hui au Museion de Bolzano et au M.A.R.T. de Rovereto. Voir le catalogue de l’exposition
L’Espace de l’écriture. Artistes italiens de la collection de l’Archivio di Nuova scrittura, Istituto Italiano di Cultura, Paris, 5 mai-25 mai 1994. Voir aussi l’ouvrage de Vincenzo Accame,
Il segno poetico. Materiale e riferimenti per una storia della ricerca poetico-visuale e interdisciplinare, Milan, Zarathustra - Spirali, 1981.
[7] Elle participe en 1973 à la
Rassegna internazionale di poesia visiva, à la galerie Il Brandale à Savona et en 1974 à
Poesia visiva, au Studio Artivisive à Rome.
[8] Dans un texte de 1971, Irma Blank écrit : « L’homme d’aujourd’hui, de plus en plus enfermé par les besoins extérieurs de la vie, se trouve pris dans un engrenage de nécessité et d’événements à cause desquels il devient de plus en plus étranger à lui-même. La condition première de l’existence humaine lui échappe : la pensée, la réflexion, la découverte et la mise en lumière de ces valeurs qui garantissent un équilibre intérieur » (
Senza titolo, texte dans le catalogue de l’exposition personnelle à la galerie Studio d’Arte 260, Ragusa, 1971, pages non numérotées).
[9] Luciano Ori, l’un des membres du groupe, écrit : « C’est une phase d’affrontement direct, dans lequel la poésie visuelle entreprend une vraie guérilla sémiologique : elle déplace les significations et les messages, elle les détourne, elle en change les signes. (...) L’aspect émergeant de ce type d’opération, fortement idéologique, est la relation entre mot et image. (...) La poésie visuelle passe de la guérilla sémiologique à l’appropriation des codes de tous les différents domaines de la communication et de l’expression artistique » (
La Poesia visiva (1963-1979), Firenze, Vallecchi, 1980, p. 10).