Précisément, Nys-Mazure enjoint ses lecteurs de « poursuivre l’écriture »
[74], de prolonger la chaîne qu’elle a initiée. Les modèles de lecture prodigués par Célébration
ne se trouvent donc pas seulement du côté des personnages de lecteurs représentés par les tableaux et les textes, mais aussi dans les écrits de l’auteure,
qui sont des exemples de lectures des toiles. Alors que textes et images partagent un même objet, la lecture, pour laquelle ils sont censés guider le lecteur, le texte introductif
paraît néanmoins assigner à chacun un statut différent. En affirmant que le liseur doit, comme elle, prolonger son observation des tableaux par l’écriture
de textes, Nys-Mazure suggère en effet que tout lecteur peut être l’émule de l’écrivaine, mais seulement l’exégète du peintre. Comme si
la littérature pouvait être pratiquée par tout un chacun, tandis que la peinture demeure l’apanage de ceux qui en ont appris le métier et la technique, voire qui
en ont le don.
Célébration de la lecture ne se réduit évidemment pas à une pédagogie de l’acte de lire. Il n’est
pas seulement une « fenêtre ouverte sur le monde », mais aussi une « surface » : le livre, formé de textes littéraires et
d’images, est susceptible de procurer à son lecteur un plaisir esthétique, indépendant de tout profit utilitaire (celui d’apprendre à mieux lire).
Conjoignant texte et image, un tel livre a des exigences de lecture spécifiques ; son « lecteur-spectateur se trouve engagé dans deux lectures simultanées :
celle des signes linguistiques et celle qui procède de la saisie de l’image » [75]. Cette lecture mixte suppose une alternance entre
la saisie globale et immédiate de l’image et la progression linéaire inhérente au déchiffrage du texte. Le texte et l’image occupent à tour de
rôle, dans chaque couple, la première place. Cette alternance indique qu’aucun des deux ne s’impose comme devant être découvert avant l’autre,
malgré l’antériorité chronologique de la peinture. La disposition du livre invite donc le lecteur à lever incessamment les yeux pour passer de l’un à
l’autre. Il ne s’agit pas de les considérer comme deux entités distinctes à découvrir successivement, mais de mesurer leur intrication en éclairant
perpétuellement l’un par l’autre.
Enfin, la progression de gauche à droite et de haut en bas, la plus courante dans la lecture d’un livre, est ruinée, dans
Célébration de la lecture, par le fait que chaque couple tableau / texte forme un tout, certes relié aux autres par une thématique commune, mais pouvant se lire
indépendamment du reste du livre. Dès lors, le lecteur peut choisir de progresser suivant l’ordre arrêté par l’auteure, mais aussi selon son ordre propre - soit
dicté par le pur hasard, soit basé sur quelque critère personnel (par exemple : les pages consacrées aux peintures du XVIIe siècle, aux artistes hollandais,
aux peintures représentant un liseur fumant la pipe, voire simplement les tableaux qui attirent son regard).
Cette souveraine liberté du lecteur est l’un des paradoxes du livre. La réception de Célébration est en effet
rigoureusement planifiée, tant par les propos qui introduisent l’ouvrage que par son sujet même, qui est un guide de lecture. Pourtant, dès l’exergue emprunté
à Michel de Certeau, l’écrivaine valorise la liberté du lecteur :
[Le lecteur] ne prend ni la place de l’auteur ni une place d’auteur. Il invente dans les textes autre chose que ce qui était leur “intention”. Il les détache de leur origine (perdue ou accessoire). Il en combine les fragments et il crée de l’in-su dans l’espace qu’organise leur capacité à permettre une pluralité indéfinie de significations [76].
La citation de M. de Certeau justifie l’entreprise de « lecture » des tableaux de l’écrivaine autant qu’elle invite le lecteur à faire
usage de sa liberté dans sa réception de Célébration.
Pour qualifier cette lecture ouverte à la créativité du lecteur, tant dans l’interprétation que dans l’ordre de
découverte du livre, l’auteure parle d’« éclats en tous sens » [77]. Elle reprend ainsi un terme
utilisé par Marc-Alain Ouaknin pour qualifier la lecture talmudique :
Éclatement d’un espace littéraire. Le texte ne sera plus abordé dans sa linéarité, mais dans sa spatialité, son volume. Ou peut-être doit-on dire que l’éclatement du texte est ce qui va permettre le passage du texte-ligne au texte-volume [78].
La co-présence de textes et d’images est le moteur premier de cet éclatement de la lecture, car elle fait de
Célébrationun « livre à voir » autant qu’un « livre à lire », selon la fameuse dichotomie valéryenne
[79], imposant au lecteur de changer sans cesse de mode de lecture.
Les « éclats de lire » que forment les différents textes et tableaux semblent en contradiction avec le singulier du titre
(il s’agit d’une célébration de la lecture) et les balises posées par le paratexte. Cependant, la célébration dont il est question ici est
précisément celle du caractère protéiforme de la lecture. C’est à cette lecture plurielle que les textes introductifs invitent, avec plus ou moins de
fermeté, le lecteur : en programmant la lecture du livre, ils obligent, paradoxalement, le liseur à user de liberté, d’indépendance et de
créativité dans sa lecture.
Pour Nys-Mazure, le livre est, comme un tableau, un « mystère à dévoiler ». Ce n’est que lorsqu’on a
parcouru l’entièreté de Célébration de la lecture que le singulier de son titre se comprend. La lecture apparaît comme la conjonction des facettes
multiples de l’acte de lire que l’ouvrage rassemble ; le choix de réunir des textes et des
œuvres picturales participe pleinement de cette volonté de célébrer la lecture dans sa diversité. Terminer ce livre, c’est donc recevoir une invitation
à le lire à nouveau, d’un autre œil, selon un autre chemin - « [c]haîne sans fin ».