Le verbe conjugué est tantôt omis, tantôt intégré dans des propositions relatives au sein de phrases nominales, tantôt encore simple copule. Le texte suit ainsi le regard de la spectatrice, passant successivement d’un objet peint à l’autre. C’est pourquoi l’énumération est aussi un procédé récurrent dans Célébration de la lecture :
Tête fine, chevelure fournie, lunettes d’intellectuel.
Au milieu de ses outils - livres, papiers, encrier - en brisures, en éclats jaunes, verts, bleus, oranges, l’homme sérieux trône au
cœur d’un vitrail lumineux [52].
Sur la table en marbre : la plume et l’encrier, le verre sur la soucoupe, les feuillets. L’enveloppe. Le sac est noir comme la robe en velours
à manches bouillonnées découvrant la blancheur de la peau : poitrine, cou, main, visage assombri par les yeux ; les cheveux blonds sont relevés en chignon
(fig. 5) [53].
La parataxe ne crée, entre les éléments visibles dans le tableau, d’autre lien que spatial, elle évite donc toutes les
relations de consécution et de conséquence habituelles en littérature, mais étrangères à la peinture. Ces traits rapprochent la prose de Nys-Mazure de
l’« écriture artiste » dans laquelle, signale Alain Pagès, le « rôle du verbe est réduit le plus possible, et la phrase se déroule
sous la forme d’une série d’attributs » [54]. Le livre de l’écrivaine belge est, naturellement, bien
éloigné, dans le temps et l’ambition, des préoccupations des Goncourt, Huysmans et autres tenants de l’écriture artiste, mais il est significatif que, lorsque
l’auteure recherche la fidélité envers le tableau à partir duquel elle écrit, elle retrouve des tournures utilisées autrefois par des écrivains qui se
sont beaucoup inspirés de la peinture dans leurs recherches stylistiques et ont, par ailleurs, été d’éminents critiques d’art.
Qu’ils déportent totalement la scène peinte du côté de la littérature ou qu’ils expriment au contraire les
spécificités - c’est-à-dire les différences d’avec la littérature - de la peinture, tous ces textes de Nys-Mazure ont néanmoins en commun de ne
considérer dans le tableau que le représenté. Une telle démarche ne surprend guère, puisque les œuvres picturales ont précisément
été choisies pour ce qu’elles représentent (des scènes de lecture). Célébration compte toutefois aussi des textes qui laissent une place
à la peinture considérée comme « couleurs en un certain ordre assemblées » :
Triangle somptueux. Une opulence de matières et de couleurs communique une sensation de plénitude. (...)
De gauche à droite, une longue diagonale crée un mouvement ascensionnel tandis que la lumière descend de la gauche et vient frapper les
feuillets. Le peintre a renoncé aux séductions d’un fond pour s’en tenir à son personnage en majesté dans l’aura du Verbe [55].
Oh ! ce rouge orange, une fête intense, incandescente au cœur de la peinture. On ne voit qu’elle [56].
Dans ce triangle, dont l’album à la couverture orange, telle la braise d’un feu, esquisse la base, la composition d’horizontales et
d’obliques induit le spectateur en alanguissement [57].
Les textes lient l’évocation des couleurs et de la composition du tableau à la description de leur effet sur le spectateur. Les mots
choisis par l’auteure (« on », « le spectateur ») indiquent qu’elle veut définir non son impression propre face au tableau, mais
l’effet recherché (et obtenu) par le peintre - qui, donc, doit être ressenti par tout regardeur. Il est significatif que cette tournure impersonnelle apparaisse dans les extraits
où Nys-Mazure privilégie la mise en avant du travail du peintre, au détriment de sa propre créativité d’écrivaine. Cette soumission au tableau et
l’objectivité qu’elle entraîne est cependant contrebalancée par l’usage d’un vocabulaire laudatif. Ce dernier - seule forme de « critique
d’art » (au sens étymologique) dans Célébration de la lecture - rappelle que le texte est l’expression de la singularité du regard de
l’auteure.
Tous les textes de Célébration mis ensemble - et chacun individuellement - inventent un équilibre entre le respect des tableaux
dont ils sont inspirés et leur autonomie d’œuvres littéraires. Œuvres d’une écrivaine, ils sont aussi le fait d’une spectatrice : leur
oscillation entre les deux pôles dessine donc en creux une image de regardeur dont le rôle tient lui aussi de l’équilibre précaire.
L’auteure se représente tout d’abord elle-même en spectatrice curieuse, et même voyeuse, cherchant à pénétrer
dans le tableau pour connaître le secret des personnages - attitude que résume l’interrogation suscitée par le tableau de Vermeer :
Comment savoir, spectateur impénitent ? [58]
La curiosité de l’écrivaine se tourne surtout vers le livre lu. En femme de lettres, elle paraît en effet considérer que c’est l’identité du livre (souvent laissée indéterminée par le peintre) qui renferme tout le mystère de la toile et explique l’attitude des protagonistes :
La liseuse est indifférente au regardeur : elle lui tourne délibérément le dos, mais lui donne en pâture l’objet de son délice : ces figures bleues à lire par-dessus l’épaule, en clandestin, comme le journal du voisin de métro. Non sans déposer au passage un baiser subreptice sur la chair tendre, là où frissonnent les cheveux roux [59].
La spectatrice fait ici l’expérience de ce que Michael Fried nomme l’« absorbement » du personnage peint [60] : en représentant un personnage totalement pris dans son activité, indifférent au monde qui l’entoure et au spectateur, le tableau refoule le regardeur hors de la scène et lui assigne une place de voyeur, celui qui regarde sans être vu ni invité à voir.