Del’usage de la lettre dans
la gravure d’illustration

- Marie-Claire Planche
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Fig. 6. Moyse sauvé


Fig. 7. Jeanne d’Arc relevant la France


Fig. 8. Cyrus mourant


Fig. 9. La Mort de Lucrèce

       Faisant face au titre typographique, le frontispice de Moyse sauvé de Saint-Amant [16] propose un traitement iconographique qui diffère des représentations traditionnelles de ce sujet. En situant les femmes aux corps penchés près de la berge, les artistes nous ont habitués à davantage de douceur. La planche présente dans un petit format une composition qui se déploie en hauteur (fig. 6). Occupant tout le premier plan selon une ligne oblique, se dresse le char massif de la fille de pharaon. Elle intime un ordre auquel a répondu l’esclave qui, dans l’eau au second plan, s’approche de la nacelle de Moïse. A l’arrière-plan sur la ligne d’horizon les rayons divins semblent faire apparaître un phylactère contenant le titre de l’ouvrage. Sa disposition au-dessus du berceau d’osier contribue à nommer l’enfant.

       Abraham Bosse, pour le frontispice de La Pucelle de Chapelain [17], a inscrit la lettre dans le bouclier ovale porté par Minerve au dessus de la scène principale (fig. 7). C’est le titre de l’ouvrage qui, par sa disposition, devient aussi l’explication de la scène : Jeanne d’Arc relevant la France après avoir chassé les Anglais symbolisés par les trois léopards. Le geste de Minerve qui, tenant une lance pointée vers le bas, désigne le groupe assez massif, est un indice supplémentaire.

       L’une des vignettes exécutées par François Chauveau pour illustrer Artamène ou le grand Cyrus [18] propose une composition qui, parce qu’elle présente une lettre circonscrite dans un bouclier ovale, pourrait être semblable à celles que nous venons de commenter (fig. 8). Cependant il ne s’agit pas d’un titre, mais d’une dédicace au dieu des dieux qui reste à déchiffrer dans cette scène de l’après combat. Au tout premier plan gisent les corps des soldats morts [19], tandis que dans la partie centrale légèrement en promontoire, un homme se tient assis devant un trophée d’armes. En contrebas sont d’autres corps et enfin un paysage dans lequel se profile une cité. La scène représente Cyrus qui, après s’être évanoui, parvient à tracer ces mots :

 

Trempant son doigt dans son propre sang, qui recommençait de couler abondamment, par l’agitation qu’il s’était donnée ; il écrivit en lettres vermeilles, au milieu de ce bouclier : « A Jupiter garde des trophées » et le plaça sur le haut de ce superbe amas d’armes, qu’il avait entassées auprès de lui. Ensuite de quoi, faible et las qu’il était de ce glorieux travail, il se coucha à demi, le bras gauche appuyé sur son bouclier ; et tenant toujours son épée de la main droite, comme pour défendre le trophée qu’il avait élevé, et le monument de sa victoire [20].

 

Chauveau, a représenté l’instant succédant à celui-ci. Il témoigne d’une belle fidélité au texte de Mme de Scudéry non seulement par la narration de l’événement, mais aussi par la lettre du bouclier qui est une citation. On pourrait bien entendu objecter que Cyrus s’y trouve mieux portant : un corps exempt de blessures et nulle trace du sang perdu, mais c’est une forme d’embellissement à laquelle les illustrateurs ont eu si fréquemment recours que nos yeux n’en sont plus choqués.

       La lettre se déploie également sous le trait carré, dans l’espace laissé libre. Hors de l’image, elle peut de ce fait être plus développée. On trouve alors des commentaires, des citations, des épigrammes qui se réfèrent tantôt au texte illustré, tantôt à une source littéraire. Quelques dessins d’illustrations conservés laissent apparaître que le dessinateur participait à cette légende [21]. Cette forme de lettre pouvait être gravée par le graveur de la planche, mais elle l’était le plus souvent par un artiste spécialisé dans la lettre, dont le nom n’apparaît pas. On confiait ce travail à ces spécialistes pour leur maîtrise de diverses écritures, des plus liées aux plus sèches. Ainsi la planche de La Femme héroïque de Du Bosc [22] fait-elle appel à Tite-Live qui le premier, dans son Histoire Romaine, a narré l’histoire et le suicide de Lucrèce (fig. 9). Comme d’autres de ses contemporains qui se sont adonnés aux panégyriques sur les femmes illustres, Jacques Du Bosc puise dans un fonds littéraire connu. Chauveau [23] a représenté l’un des instants les plus dramatiques de l’histoire : le suicide de la jeune femme au milieu des siens. La scène est composée comme un tableau avec les attitudes et les sentiments qui conviennent. Le titre au-dessus du trait carré nomme le personnage principal, tandis que le texte, dans une traduction assez libre du latin [24], se présente comme une sentence moralisatrice.

 

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[16] Marc-Antoine Girard Saint-Amant, Moyse sauvé, idile héroïque. Paris, A. de Sommaville, 1660, in-12. Planche non signée.
[17] Dans la mesure où l’adresse est absente et que l’illustration précède la page de titre imprimée, nous utilisons ici le terme de frontispice et non celui de titre-frontispice. Jean Chapelain, La pucelle ou la France délivrée. Paris, A. Courbé, 1656, in-4. Frontispice Claude Vignon gravé par Abraham Bosse.
[18] Madeleine de Scudéry, Artamène ou le Grand Cyrus. Paris, A. Courbé, 1650-1653. Vignette François Chauveau.
[19] La signature de l’artiste est inscrite sur le bouclier qui se trouve à l’extrême gauche : F.C. in. et fe.
[20] Partie 1, lib. II. Cité d’après la version numérisée du texte sur le site www.artamene.org.
[21] On peut citer les dessins d’Hubert-François Gravelot pour l’édition des Œuvres de Racine parue en 1768. Certains d’entre eux comportent une légende sous forme de vers tirés de la pièce illustrée. Ces vers n’ont pas toujours été repris dans la planche gravée. Voir le catalogue d’exposition, Fragonard et le dessin français au XVIIIe siècle, Paris, Paris-Musées, 1992-1993, pp. 162-169.
[22] Jacques Du Bosc, La Femme héroïque ou les héroïnes comparées avec les héros en toute sorte de vertus. Paris, A. de Sommaville, A. Courbé, 1645, in-4. La mort de Lucrèce est comparée à celle de Caton.
[23] Remarquons en bas à gauche de l’estampe non pas le nom de l’artiste mais son monogramme suivi de in. et fec.
[24] « Nec ulla deinde impudica Lucretiae exemplo vivet ». Tite-Live Lib. 1 ch. LVIII, 10.