Les scénarios burlesques des surréalistes

 

La troisième partie montre enfin que les surréalistes écrivent plusieurs scénarios où ils explorent les potentialités du burlesque.

Le petit nombre de films réalisés d’après des scénarios écrits par des surréalistes ainsi que leurs conditions de diffusion ultérieure ont nourri un certain nombre de fantasmes sur la production cinématographique des surréalistes. Par un retour aux archives, nous avons voulu dans cette partie déconstruire deux fantasmes : l’un lié à une lecture trop intellectualisante des scénarios surréalistes, l’autre attaché aux finalités de cette pratique scripturale qu’on aurait tendance à simplement considérer comme un nouveau genre essentiellement littéraire.

L’analyse des archives et la confrontation avec d’autres sources permet d’affirmer que les surréalistes ont écrit leurs scénarios pour qu’ils soient réalisés. Leur format souvent proche d’un simple récit au présent correspond aux demandes du marché, le terme « scénario » étant entendu pendant les années 1920 notamment comme « idée de films ». La découverte de différentes versions traduites montre par ailleurs que les surréalistes ont cherché à rentrer en contact avec diverses maisons de production. Même le caractère supposément intournable de leurs scénarios ne tient pas lorsqu’on se souvient des premiers trucages de Méliès et des techniques à l’œuvre dans les films comiques français plus récents. La proposition de plusieurs fins ainsi que la réécriture de nouvelles versions de leur scénario sont aussi le signe que les surréalistes désiraient s’adapter à certaines exigences de la production.

S’exaltant pour les films de Chaplin et Cie, les surréalistes s’essayent à l’écriture de scénarios burlesques, même si le burlesque cinématographique semble s’accommoder avec difficulté à l’écrit. La production des films burlesques, et particulièrement des courts-métrages, ne semble pas accorder le même rôle au scénario que d’autres types de film. Le burlesque aurait besoin d’incarnation, qu’elle se déroule pendant les improvisations proposées au sein des gag conferences ou directement sur le plateau. Malgré les difficultés liées à ce type d’écrit – frappé davantage encore d’incomplétude que n’importe quel autre scénario –, les surréalistes explorent les potentialités du burlesque dans plus de la moitié des scénarios qu’ils écrivent. Loin d’être une recherche onirique et évanescente de l’inconscient, la majorité de leurs scénarios met en scène des corps et des objets dotés d’une matérialité palpable que les poètes vont s’amuser à malmener, à bouleverser et à réinventer. Le burlesque que Desnos, Péret, Prévert et les autres déploient dans leurs scénarios est une façon de contester la production cinématographique contemporaine qui laisse peu de place aux films burlesques et a tendance à assagir l’outrance des premiers courts-métrages de Chaplin et Cie. Leurs scénarios semblent ainsi s’apparenter plus aux films burlesques français des années 1910 par leur violence outrée et par leurs gags miraculeux, même si certaines figures américaines apparaissent parfois.

Le faible nombre de réalisations nous semble moins dû aux surréalistes eux-mêmes et à leur supposé désintérêt des questions pratiques, voire à leur supposée déconnection du milieu professionnel de l’époque qu’au contexte de légitimation du cinéma durant les années 1920 en France ainsi qu’à la production cinématographique comique française. Alors que les professionnels du cinéma français cherchent à légitimer le « septième art », la production comique française pendant les années 1920, vivement critiquée pour sa faiblesse dans la presse, notamment en comparaison de sa voisine américaine, semble davantage s’orienter vers la comédie vraisemblable et bienséante que vers des courts-métrages burlesques extravagants et choquants. Les propositions scénaristiques des surréalistes ne semblent donc pas pouvoir répondre à cette demande majoritaire, même si elles correspondent à celle de certains marchés de niche.

La future carrière cinématographique de certains membres du groupe, comme Pierre et Jacques Prévert, Queneau ou Duhamel, montre que ces premières activités déployées au cours des années 1920 n’ont pas été vaines ou passagères. Si ces premiers essais cinématographiques ont été moins fructueux pour certains autres membres, le cinéma burlesque a néanmoins travaillé leur pratique scripturale poétique. Il leur a permis de renouveler leur imaginaire par l’exploration d’une liberté absolue et de régénérer le langage frappé de soupçon après l’expérience de la guerre. Une exploration débridée du concret, similaire à celle qu’ils pratiquent dans leurs scénarios, apparaît dans plusieurs de leurs récits. Cette mise en valeur du réel et de la matière participe à un brusque dévoilement d’un vide sans fond qui en même temps qu’il permet de mieux voir les corps et les choses semble mettre brutalement en cause leur raison d’être. Comme dans les films burlesques français et américains, qu’ils découvrent pour les uns dès les années 1910 et pour les autres avec la guerre, la poésie des surréalistes conteste les principes du monde réel et jette les bases d’un nouveau monde, le vrai.

 

 

Sur le photogramme de Charlot fait du ciné (Behind the Screen, 1916), le corps de Chaplin est transformé à la fois par un amoncellement de chaises aux pieds devenus pics et par un piano devenu tronc : cet assemblage est beau comme la rencontre fortuite sur un Charlot de chaises de bistro et d’un piano ! Le détournement de la fonction initiale des objets et leur assemblage selon des rapports insolites ont d’emblée exalté Aragon, Breton, Soupault et les autres dès qu’ils les ont vu surgir sur les écrans de cinéma. Ces films de Chaplin, mais aussi ceux de Keaton, de Lloyd, de Sennett et des autres contestaient « la vie réelle » et célébraient « la vraie vie ». Le cinéma burlesque devint un remarquable « excitant » pour les poètes surréalistes pendant les Années folles.

Le cinéma burlesque a donc joué un rôle déterminant dans l’émergence du surréalisme. Les films de Chaplin et Cie sont apparus pour les surréalistes comme une ressource puissante pour contester la « vie réelle » et accéder à la « vraie vie » [27]. C’est cette circulation des idées et des gestes, le mouvement de ces films et de ces écrits que notre thèse a cherché à mettre au jour ; autrement dit, elle s’est attachée à reconstituer une partie de la vie poétique des surréalistes animée par le cinéma burlesque.

 

Faire du vélo sur une échelle devant une vitrine la tête à l’envers
Photographie prise lors du vernissage de l’exposition
de Max Ernst au Sans-Pareil en 1920.
De gauche à droite : René Hilsum, Benjamin Péret, Charchoune,
Philippe Soupault, Jacques Rigaut (la tête en bas), André Breton.

 

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[27] Voir A. Rimbaud, « Délires I », dans Une saison en Enfer, Bruxelles, Alliance typographique (M.-J. Poot), 1873, p. 22 et A. Breton, Manifeste du surréalisme, op. cit., repris dans O.C., tome I, op. cit., p. 311 et p. 340.