Une fois la guerre achevée, les pratiques spectatorielles cinématographiques des surréalistes apparaissent de plus en plus singulières. Les années 1920 sont, en effet, marquées par un processus de légitimation culturelle du cinéma contre lequel s’inscrivent en faux les surréalistes. Les professionnels du cinéma et les récents cinéphiles, mus par une vision téléologique, cherchent à élever le cinéma au rang d’art et tentent de transformer aussi bien les films, que les salles obscures, sans oublier les spectateurs et leur façon de se comporter. Les surréalistes souhaitent, au contraire, perpétuer le cinéma des premiers temps, le cinéma de leur enfance. Leur conception du cinéma s’inscrit dans un positionnement plus général qui valorise l’enfant comme une figure libre non encore oppressée par les normes édictées par la société ; l’apparition et l’évolution du cinématographe, notamment dans des fêtes foraines et des cafés concerts, autrement dit dans des lieux non reconnus par l’institution, sont garantes pour les surréalistes d’une expérience non pervertie par la culture.

Cette conception du cinéma des surréalistes ne doit pas être interprétée comme réactionnaire ou conservatrice. Leur sensibilité et leur goût pour des films qui « commencent à passer de mode », pour des salles d’il y a quelques années, pour des comportements chez le public qui « commencent à disparaître », autrement dit, pour un cinéma « suranné » relèvent au contraire d’« énergies révolutionnaires », comme l’a analysé Walter Benjamin [16]. Les surréalistes perçoivent les nouvelles pratiques cinématographiques, qui émergent et dominent au cours des années 1920, comme une volonté de maîtriser l’intensité de ce premier cinéma, de policer son caractère brut et d’assagir les réactions qu’il produit. Les pratiques spectatorielles des surréalistes au cinéma s’élèvent contre cette tendance légitimatrice, à travers leurs choix de films, leur façon d’aller au cinéma et leur manière de s’y comporter.

Les surréalistes ne sont pas les seuls à cette époque à apprécier les films de Charlot et Cie, mais à la différence de la majorité des spectateurs, les surréalistes prennent au sérieux ces films : ils dotent leur comique d’une valeur positive, les sortent de l’oubli et évoquent régulièrement l’ensemble des figures burlesques de l’époque. L’intérêt des surréalistes pourrait rappeler celui de certains cinéphiles qui ne se contentent pas de voir les films, mais leur consacrent aussi plusieurs textes. Cependant, les surréalistes perçoivent leur amour du cinéma burlesque comme précurseur. S’il est vrai qu’ils se sont montrés instantanément réceptifs au cinéma burlesque, contrairement à certains autres intellectuels – dont l’enthousiasme commence à s’exprimer seulement au cours de la deuxième moitié de la décennie –, les surréalistes ne perçoivent pas de la même façon le cinéma burlesque. Ils voient les films de Chaplin et Cie comme les héritiers du cinéma de leur enfance ; les autres cinéphiles les interprètent à l’aune du processus de légitimation en cours. Les surréalistes considèrent ainsi Charlot et Cie comme des amis et non comme les personnages fictifs d’un film dont il faudrait s’extraire une fois la séance finie. Les aventures de Charlot et Cie apparaissent comme la « vraie vie » que les surréalistes désirent mener : c’est pourquoi ils considèrent qu’eux seuls aiment vraiment le cinéma burlesque.

Cette conception singulière de la fiction cinématographique se reflète dans la fréquentation des salles obscures. Contrairement au public ordinaire, les surréalistes fréquentent frénétiquement toutes les salles obscures offertes par la capitale : les cinémas de quartier, les cinémas des boulevards et les cinémas spécialisés. Cette consommation compulsive du cinéma qui érige l’oisiveté en norme rappelle l’attitude des personnages burlesques. La préférence des surréalistes pour les salles surannées les oppose aux tenants de la légitimation du cinéma qui cherchent au contraire à rendre ces salles respectables et fréquentables afin de faire disparaître les « énergies révolutionnaires » des premiers lieux de projection. La fréquentation aléatoire des cinémas par Breton et ses amis, héritière du temps où le cinéma était encore une attraction parmi d’autres, rompt également avec l’intellectualisation de la séance par les autres cinéphiles qui consultent au préalable les programmes pour s’assurer de la qualité des films. Se rendre dans les salles obscures de façon aléatoire n’est pourtant pas incompatible avec leur amour du cinéma burlesque, la frénésie de leurs virées les rend au contraire disponibles aux aventures burlesques lorsqu’elles surgissent par surprise au hasard des salles fréquentées.

Desnos reconnaît en 1929 que les meilleures séances sont celles où coïncident les films, la salle et le public : « C’est désormais les cinémas de quartier que je fréquente. Charlot y est chez lui ; Edna Purviance peut descendre de l’écran sans tacher ses jolis pieds dans la boue du trottoir […] » [17]. Les surréalistes ne fréquentent pourtant pas seulement les salles obscures qu’ils préfèrent, ils se rendent aussi dans les grands établissements, devenus luxueux, qui cherchent à attirer le public bourgeois, et les cinémas qui se spécialisent pour attirer les intellectuels. L’atmosphère de ces salles ne coïncident pourtant pas avec l’esprit des films burlesques. Les surréalistes choisissent donc de prolonger les films burlesques dans la salle par leurs comportements et refusent ainsi d’obéir aux nouvelles normes imposées au corps du spectateur.

Les surréalistes se comportent pendant les séances comme les premiers spectateurs du début du siècle et comme les personnages burlesques eux-mêmes. Aragon et ses amis résistent à la normalisation du corps du spectateur que tentent d’imposer au sein des salles à la fois certains exploitants et les cinéphiles dans un souci de légitimation du cinéma. Toutes les recommandations, qui apparaissent dans la presse et précisent la bonne conduite du cinéphile, définissent a contrario les comportements des surréalistes, qui apparaissent comme des movie-fans. Aragon et ses amis n’adaptent pas leurs comportements aux différentes salles qu’ils fréquentent. Ils restent des spectateurs au corps désirant, qui manifestent leur présence physique malgré la projection du film. Leurs comportements deviennent plus offensifs lorsqu’ils se mettent à chahuter un film, une séance ou une salle qu’ils n’aiment pas. Il ne s’agit plus seulement d’assouvir ses pulsions en buvant, en mangeant, en draguant, mais aussi de s’opposer en sifflant, en huant, et en donnant des coups. A l’inverse, ils s’identifient à Charlot ou Malec qu’ils applaudissent ou encouragent à voix haute. Les surréalistes ne sont donc pas silencieux et immobiles dans les salles obscures, ils vivent les séances de cinéma et leurs corps est animé par les films burlesques.

Cependant, pour Desnos, comme pour Charlot et ses acolytes, le cinéma n’est pas circonscrit au temps de la séance et à l’espace de la salle [18] : « Le film s’achève. L’électricité renaît. La vie, au sens vulgaire du mot, va-t-elle reprendre ses droits prétendus par l’usage et la loi ? Non. Le fantôme sort de la salle, au bras du spectateur, dans une ville transformée par l’imagination » [19]. Or, ce sont les « fantômes » burlesques qui sortent de la salle, au bras des surréalistes. Les surréalistes ne se contentent pas d’agir comme les personnages burlesques pendant la séance dans la salle de cinéma, ils deviennent Charlot, Harold ou Fatty dans leur propre vie. C’est ainsi que « l’aventure se poursuit et celui qui n’était qu’un assistant perdu dans la foule et dans les ténèbres devient à son tour, au fil de ses chimères, un héros animé par l’amour et par la singulière indépendance de l’imagination » [20].

 

>suite
retour<
accueil

[16] W. Benjamin, « Le surréalisme. Le dernier instantané de l’intelligentsia européenne », M. de Gandillac et P. Rusch (trad.), dans Œuvres complètes, tome II, Paris, Gallimard, [1929], 2000, p. 119.
[17] R. Desnos, « Papa d’un jour avec Harry Langdon », Le Merle, 26 avril 1929., repris dans Les Rayons et les ombres, op. cit., pp. 174-175.
[18] C’est ce que souligne Mireille Berton : « Dans le même ordre d’idée, selon Desnos l’implication de l’individu dans le film ne doit pas se limiter à la séance elle-même, mais se prolonger au-delà dans la vie réelle, au point de jeter le public ‘‘dans des aventures sans précèdent’’. » (M. Berton, « Dada-cinéma : la réception du film comme catalyseur d’expérience(s) », Hors-Champ, n° 4, printemps 2000, p. 46).
[19] R. Desnos, « Puissance des fantômes », Le Soir, 19 avril 1928, repris dans Les Rayons et les ombres, op. cit., p. 115.
[20] Id.