A la fin de l'année 1918, Jacques Vaché écrit à André Breton : « Comme ce sera drôle, voyez-vous, si ce vrai ESPRIT NOUVEAUse déchaîne » [21]. Faisant référence à l’Esprit nouveau tel que le définit Apollinaire, Vaché suggère son insuffisance en rehaussant la notion par l’adjectif « vrai ». Ce « vrai Esprit nouveau », encore inexploité, est à venir ; son exercice libre et violent promettant un résultat comique. Au cours des Années folles, les surréalistes déchaîneront bien ce nouvel état d’esprit. Certains écrits autobiographiques et certaines photographies, prises dans l’intimité du groupe, témoignent de cette façon burlesque d’être au monde. Une parenté apparaît entre les comportements des surréalistes dans leur vie et ceux des burlesques dans les films. L’agitation que Charlot et Cie provoquent chez les surréalistes comme spectateurs excède les limites des salles obscures : la violence que les surréalistes déchaînent pour contester l’ordre établi, l’insolite qu’ils recherchent pour dé-familiariser le regard sur le réel, le sentiment de tragique qu’ils éprouvent face à l’absurdité de la société font que, dans leur vie même, Aragon, Soupault, Desnos et les autres sont burlesques.

 

 

Le cinéma burlesque excitant théorique des surréalistes

 

La deuxième partie montre que le cinéma burlesque a été un remarquable excitant théorique pour les surréalistes : ces derniers ont en effet participé à la constitution discursive du genre burlesque en France ; les films burlesques et les écrits qu’ils suscitent fonctionnent chez eux comme un catalyseur pour formuler leurs propres théories. L’ensemble des écrits surréalistes évoquant les films de Chaplin et Cie, qu’il s’agisse d’écrits publiés ou privés, a été pris en compte et confronté à une multitude d’autres discours, principalement issus de la presse et de l’édition cinématographiques.

La contextualisation des écrits surréalistes a fait apparaître leur singularité : les surréalistes refusent le discours analytique qui se met progressivement en place dans les critiques de cinéma des années 1920. Ils cherchent avant tout à faire ressentir ce qu’eux-mêmes ont pu éprouver dans les cinémas. Malgré le style insolite de leurs écrits sur le cinéma burlesque marqué par la spontanéité et la fulgurance, ces derniers se diffusent et irradient progressivement au-delà du groupe surréaliste dans la presse cinématographique et généraliste. En plus de dire « autrement qu’ailleurs » [22] le cinéma burlesque, Desnos, Soupault et les autres comprennent aussi différemment les films de Chaplin et Cie. Ils saisissent mieux qu’ailleurs les caractéristiques de ces films et participent ainsi à la constitution discursive du genre burlesque en France.

Au cours des années 1920, les surréalistes ont déployé un discours singulier sur les films de Chaplin et Cie. Non seulement ils ont reconnu la valeur de ces films et ont fait en sorte que leurs écrits gardent la trace de leur existence, mais ils ont aussi regroupé et comparé ces films et ces acteurs entre eux dégageant ainsi des caractéristiques communes, qui ont été reprises dans certains ouvrages historiques de référence [23]. Selon les surréalistes, la spécificité du comique des films de Charlot et Cie tient à sa double nature tragique et poétique. La vision tragique, que les surréalistes en ont, ne signifie pas qu’ils dotent le comique de ces films d’une morale qui serait à trouver au-delà du rire. Après le rire, il n’y a rien, et c’est justement ce vide, qui provoque le vertige qu’ils célèbrent. Les surréalistes ne rejettent donc pas les pitreries de Charlot et Cie, ils les reçoivent pour elles-mêmes sans y chercher un prolongement moral. La dimension tragique de ce comique s’exprime dans les films « les moins humains » [24] de Charlot et Cie. La vision poétique que les surréalistes défendent provient des images stupéfiantes produites par ces films qui anéantissent les repères et bouleversent les sensations. Charlot, Malec, Zigoto et les autres évoluent dans un quotidien bien connu, qui est pourtant complètement transformé par leurs comportements et apparaît autre.

Les surréalistes ont donc participé à la constitution du discours sur le genre burlesque. Le terme « burlesque » n’est pas encore généralisé chez les surréalistes, il est connoté de façon positive dans leurs écrits et apparaît à deux reprises dans son sens générique chez Desnos et Queneau. Cette singularité des écrits surréalistes sur les films de Chaplin et Cie s’est progressivement diffusée dans plusieurs discours sur le cinéma burlesque. Non seulement leurs idées ont été reprises et développées, mais leur rôle a été reconnu dans divers ouvrages de référence sur le genre burlesque. Ce sont les surréalistes qui sont évoqués dès les introductions, voire cités, souvent plusieurs fois au cours du développement. Les autres cinéphiles des années 1920, à l’exception de Delluc [25], sont au contraire absents de ces ouvrages.

Les surréalistes invoquent leur nature de poète pour revendiquer leur interprétation supérieure des films de Chaplin et Cie. Le théoricien Petr Král remarque que « [l]es comiques poussent chacun de leurs commentateurs, à l’instar des poètes, à trouver dans leurs films leurs propres préoccupations intimes. Le "délire d’interprétation", en quelque sorte, répond naturellement au délire qui est inscrit dans les images mêmes » [26]. Le cinéma burlesque et les écrits qu’il suscite fonctionnent chez les surréalistes comme un catalyseur pour formuler leurs propres théories et créer leur propre poésie, autrement dit, une des origines du surréalisme se trouve notamment du côté du cinéma burlesque.

A partir du cas emblématique d’Aragon, qui très tôt exprime son intérêt pour le cinéma burlesque, nous avons confronté les premiers poèmes qu’il consacre à Charlot ainsi que les deux articles qu’il publie dans la revue Le Film à des textes théoriques comme le Manifeste du surréalisme (1924) ou Une vague de rêve (1924). Nous avons alors observé que ces premiers textes dédiés au cinéma contiennent déjà certaines propositions théoriques du surréalisme comme la critique du réalisme et la définition du surréel. Cette archéologie de plusieurs concepts surréalistes a été élargie à l’ensemble des écrits surréalistes sur le cinéma burlesque : l’automatisme, s’il est associé à la découverte de Freud et de la psychanalyse, procède aussi de l’improvisation que les surréalistes perçoivent dans les films burlesques.

Le cinéma burlesque a été un « agent provocateur » du surréalisme. Les projections des films de Chaplin et Cie exaltent immédiatement Aragon, Breton, Soupault et les autres provoquant en eux l’espoir de voir réaliser en poésie ce qu’ils découvrent au cinéma. Les écrits qu’ils consacrent aux films burlesques proposent une première mise en mots de leurs réceptions et jugements, qui se retrouvent, dans un deuxième temps, en partie repris dans leurs textes définissant le surréalisme.

 

 

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[21] J. Vaché, « Lettre 79 datée du 19 décembre 1918 », dans Georges Sebbag (éd.), Soixante-dix-neuf lettres de guerre, Paris, Jean-Michel Place, 1989.
[22] « Littérature est une de nos plus jeunes parmi nos « jeunes revues ». Pour certains elle est la plus séduisante. L’art pur, l’humanité et le paradoxe s’y assemblent avec esprit. […] Le cinéma n’est pas dépaysé parmi tant de modernisme. Seulement, il y est compris autrement qu’ailleurs et provoque des impressions – et expressions – comme celles-ci. » dans L. Delluc, « Littérature et cinéma », Le Film, n° 164, 15 octobre 1919, p. 50.
[23] J.-P. Coursodon, Keaton et Cie. Les Burlesques américains du « muet », Paris, Éditions Seghers, 1964 ; P. Král, Le Burlesque ou Morale de la tarte à la crème, Paris, Stock, 1984 ; E. Dreux, Le Cinéma burlesque ou la Subversion par le geste, Paris, L’Harmattan, 2007.
[24] A. Artaud, « Cinéma et réalité », La Nouvelle Revue française, n° 170, novembre 1927, p. 563, repris dans Œuvres complètes, tome III, Paris, Gallimard, 1978, p. 20.
[25] Coursodon y fait référence une fois. Král le mentionne également à une seule reprise dans Les Burlesques ou Parade des somnambules (P. Král, Les Burlesques ou Parade des somnambules, op. cit., p. 125). Dreux lui consacre un court chapitre (E. Dreux, « Louis Delluc et les films ‘‘comiques’’ », op. cit.).
[26] P. Král, Le Burlesque ou Morale de la tarte à la crème, op. cit., p. 304.