Nicolas Cambon, « Taire ou exprimer le dégoût ? »

La découverte de sociétés anthropophages donne lieu, de la fin du XVIIe siècle au début du XIXe, à d’intenses débats sur les pratiques cannibales. En être ou non dégoûté, en clamer ou non le caractère dégoûtant, c’était marquer sa position face au phénomène, et rejoindre par là une des « communautés émotionnelles » qui composaient ce champ polémique. Nicolas Cambon présente en trois temps ces différentes prises de position, identifiables, donc, à leur degré de dégoût.

1. Fin XVIIe-début XVIIIe. La tendance est à l’aversion. Le cannibalisme est jugé dégoûtant, mais aussi « polluant » au sens de l’anthropologue Mary Douglas : il est à rejeter absolument car il met en danger les repères fondamentaux d’une société. En effet, pour beaucoup de savants de l’époque, le cannibalisme ne peut entrer dans les desseins de Dieu, et par ailleurs Samuel Clarke a montré qu’il remettait en cause la résurrection des corps : pour ces raisons, des penseurs sont allés jusqu’à dénier son existence.

2. Seconde moitié du XVIIIe. Pour certains philosophes, dont Diderot et Voltaire font partie, le cannibalisme s’explique par la pauvreté de l’environnement. Il existe bel et bien, et l’étudier permet d’éclairer les déterminismes de la nature sur les sociétés humaines. L’anthropophagie, « d’objet polluant devient objet éclairant », écrit N. Cambon. Dès lors, la pitié remplace le dégoût ; et dans cette communauté émotionnelle, le dégoût devient signe d’ignorance ou de crédulité à l’endroit des récits d’exploration.

3. Fin XVIIIe-début XIXe. La polémique se poursuit : des explorateurs veulent prouver la fausseté de l’explication naturaliste, et mettre l’accent, grâce à des récits volontairement dégoûtants, sur les raisons véritables de la pratique anthropophage : la vengeance guerrière, la superstition, ou la sauvagerie pure. Ainsi James Cook ou Julien Crozet mettent en cause l’ignorance des philosophes. Les détails rebutants de leurs récits viennent déranger la certitude philosophique et ménager ainsi la possibilité d’un débat critique.

 

Béatrice Hermitte, « Corps déviants, corps souffrants »

Béatrice Hermitte présente les diverses dimensions pédagogiques et esthétiques des musées anatomiques aux XIXe et XXe siècles, à travers l’exemple du musée Spitzner, premier du genre. Ces musées de céroplastie exposaient des collections d’anatomie normale et des collections d’anatomie pathologique. La fonction de ces dernières était avant tout pédagogique et scientifique. Originellement, en effet, ces musées étaient en relation avec les universités et les hôpitaux : ils représentaient aux étudiants les symptômes physiques de certaines pathologies en couleur et en trois dimensions. Mais très vite, et pendant plusieurs décennies, ces musées ont aussi exposé dans les foires de nombreuses villes européennes. Dès lors que le public n’était plus le même, la fonction didactique de ces expositions se modifiait aussi : d’une part, il ne s’agissait plus de la transmission directe d’un savoir mais de sa vulgarisation ; et d’autre part, le didactisme changeait de nature : il s’agissait de diffuser auprès du plus grand nombre un message hygiéniste et moralisateur de la façon la plus frappante possible, en jouant notamment sur l’effroi, sur l’empathie, sur le dégoût causés par les sculptures de cire soigneusement colorées dans cette intention. A la fin du XIXe siècle, trois grand fléaux étaient visés : la tuberculose, la syphilis, l’alcoolisme. Bientôt, cependant, ces expositions furent visitées pour leur pouvoir érotique et fascinateur beaucoup plus que pour l’enseignement qu’on en pouvait tirer ; elles acquirent ainsi une réputation sulfureuse, qui causa finalement leur fermeture progressive. Tout au long de son article, B. Hermitte envisage les rapports de cette pratique avec l’univers artistique. Elle conclut en constatant que les musées anatomiques, héritiers au départ d’une tradition iconographique italienne, transmettent quelque chose de leur esthétique à l’art décadent, notamment pour ce qui est de la représentation de corps déviants ou souffrants.

 

Voir et montrer le dégoût

 

Ilona Carmona, « Le dégoût et les arts de l’image »

Ilona Carmona nous rappelle, dans une perspective diachronique, la place qui fut accordée au dégoût dans les différentes conceptions des arts picturaux. S’il était bien présent dans beaucoup de représentations médiévales, notamment pour servir une visée didactique dans le domaine religieux, il fut reprouvé en revanche par les théories esthétiques de l’époque classique : Lessing, par exemple, le bannit en même temps que le laid, le cri, les passions excessives, et tout ce qui pouvait contrevenir à l’impératif de beauté de l’œuvre. Kant, dans la lignée de Lessing, fait du dégoûtant une borne du représentable : il appelle dégoûtant tout objet qui ne peut être rendu agréable par les pouvoirs de la mimésis (à l’inverse du laid), et qui pour cette raison doit être écarté de tout projet artistique. A partir de cette définition kantienne, I. Carmona propose de considérer un paradoxe. Une représentation du dégoût serait impossible, car, de deux choses l’une : ou bien l’objet dégoûtant conserve son effet répulsif et brutal, et les pouvoirs de la mimésis sont abolis, nous oublions qu’il s’agit d’une œuvre d’art, et en somme il n’y a plus vraiment représentation de l’objet ; ou bien l’objet dégoûtant ne frappe plus les sens comme il le fait dans la nature, la mimésis opère, et alors il n’y plus de dégoût. La photographie, quant à elle, est art du contact bien plus que la peinture. Pour cela, et par son réalisme, elle s’éloigne de la représentation pour s’approcher d’une présence réelle de l’objet ; mais elle a ceci de spécifique que, en tant qu’œuvre, elle force le regard à s’arrêter là où, dans la nature, on le détournerait. Les arts contemporains de la performance enfin (et c’est le dernier point abordé par l’autrice), en offrant aux yeux du spectateur la présence réelle du dégoûtant, se définissent par l’expérience sensorielle qu’ils offrent, et non plus par leur pouvoir figuratif.

 

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