Olivier Leplatre, « Nausée de l’image »

En s’intéressant d’abord à la représentation de la nourriture et de la chair périssable dans les natures mortes (il propose successivement une lecture de La Raie de Chardin, du Bœuf écorché de Rembrandt, et de natures mortes de Pieter Claesz et de Goerg Flegel), Olivier Leplatre constate la capacité constitutive de l’image à solliciter le goût, le toucher, l’odorat même du spectateur. L’image se consomme par les yeux comme un aliment, au sens propre du terme. Le dégoût, en exacerbant ce régime synesthésique, le met en abyme : l’image dégoûtante a ceci de particulier qu’elle révèle, ou rappelle, le rapport de l’image à la « pulsion de manducation » (p. 198) qui nous est propre. A partir de ce postulat, l’image dégoûtante est envisagée selon trois paramètres : la tension désirante qu’elle suscite, son appartenance ou non au champ de l’esthétique, et enfin son statut même d’image, qu’elle peut conserver ou perdre, selon le rapport organique qu’elle engage avec le spectateur. L’auteur établit six catégories (régime de l’abjection, de l’accommodation, de la sublimation, du paysage, de la purge, de la mécanisation-machination) à partir d’un ensemble de productions très diverses, allant des tableaux de Chardin ou Rembrandt aux performances vomitives de Millie Brown, en passant par l’autoportrait couvert d’excréments de David Nebreda. Un élément constant est découvert (et telle est la conclusion de l’article) : c’est que l’effet somatique de l’œuvre dégoûtante arrive toujours à déconstruire dans une certaine mesure son statut même d’image.

 

Olivier Chiquet, « Le dégoût dans la pensée et la production artistique italiennes de la Contre-Réforme »

Suite au Concile de Trente, des théoriciens de la peinture (Giovanni Andrea Gilio et Gabriele Paleotti sont les plus fréquemment cités dans l’article) ont préconisé de ne jamais atténuer les réalités horribles ou écœurantes de l’histoire du Salut dans leur représentation en peinture : il fallait, d’abord, être fidèle à la réalité affreuse de l’événement, mais surtout il fallait accorder la place nécessaire à la forte valeur théologique de la souffrance des martyrs et a fortiori du Christ. Or cet impératif entrait en contradiction avec un autre : celui de transmettre la foi, et d’inciter à l’imitation des martyrs représentés. Comment vouloir imiter ce qu’on prend en horreur ? Olivier Chiquet s’intéresse à la façon dont les peintres italiens de la Contre-Réforme ont concilié ces deux principes contradictoires. Son premier constat est que, de manière générale, la pratique ne suivait pas la théorie sur ce point. L’art italien ne recourt guère à l’esthétique expressionniste et déformante des peintres du Nord : le visage du Christ n’est jamais défiguré ; une forme de stabilité est toujours conservée qui indique la supériorité de la foi sur les souffrances présentes. Pourquoi donc cette « ambiguïté de la pensée tridentine sur la figuration artistique de l’horreur » (p. 221) ? Dans la fin de son article, Olivier Chiquet propose plusieurs hypothèses pour expliquer cet attachement de l’esthétique italienne à l’harmonie, en s’appuyant sur des exemples d’œuvres, ou sur des textes d’autres théoriciens. On peut les résumer de la façon suivante : d’abord, l’excès d’horreur et sa prédominance totale dans le tableau peuvent faire basculer le sérieux de la scène évangélique dans un comique involontaire ; ensuite représenter excessivement les souffrances du Christ revient à ne plus montrer que son assujettissement à la forme humaine et donc à occulter sa divinité ; enfin, trop bien représenter la souffrance et la mort peut conduire à faire éprouver leur réalité d’une manière telle qu’il devient impossible de croire en la promesse de la rédemption et de la résurrection.

 

Maxime Cartron, « Mémoire, itérativité et dégoût de l’image »

Maxime Cartron s’est intéressé aux jeux d’interpénétrations du texte et de l’image dans Alaric ou Rome vaincue de Georges de Scudéry illustré par François Chauveau. Les gravures de l’illustrateur sont placées au début des livres. Plus que d’être subordonnées au texte en en faisant valoir un moment particulier, les images en anticipent les effets, programment les impressions qu’il doit susciter à la lecture et modifient son mode de fonctionnement. M. Cartron s’appuie sur l’exemple de l’illustration qui constitue le seuil du livre VI. Dans la conclusion du livre précédent, c’est la joie qui domine, de même qu’au tout début du livre VI, avant que l’atmosphère d’horreurs et de ténèbres consécutive à la descente aux enfers s’impose. L’illustration, entourée de part et d’autre par les réjouissances du héros, anticipe sur l’horrible. Pour Maxime Cartron, cette rupture de l’unité narrative et tonale est délibérée, et sa visée est double : d’une part, elle imprime dans l’esprit du lecteur un dégoût qui affecte la lecture des passages dont le propos n’est pas dégoûtant ; d’autre part, la description des enfers, lorsqu’elle survient, ne crée pas le sentiment de dégoût, mais réactive celui que l’image avait laissé. Une partie importante de la fin de l’article s’attache à montrer les procédés visuels par lesquels le texte entretient cette collaboration avec l’image qui le précède. A la faveur de ce dispositif, la rhétorique du dégoût fonctionne par la mémoire qui en est entretenue, et par sa réactualisation, qui prend dans l’article le nom d’itérativité.

 

Sylvie Coëllier, « Une montée de dégoût »

Sylvie Coëllier fait état de la place déterminante occupée par le dégoût dans nombre de productions contemporaines, signes manifestes de la rupture brutale avec les barrières imposées par les conceptions classiques de l’art. Dès lors que l’œuvre est action ou performance, elle ne cherche plus à rendre agréable l’objet qui dégoûte dans la nature (telle était en effet la conception aristotélicienne de la mimésis), car sa valeur se situe davantage dans l’expérience qu’elle procure, à l’artiste évidemment, mais également au public, amené parfois à participer à la performance. Beaucoup d’artistes de la fin du XXe siècle sont cités (Paul MacCarthy, Gina Pane, Zhang Huan, Wim Delvoye), mais c’est l’exemple de l’actionnisme viennois qui est le plus longuement traité, en tant que « paroxysme dans le rapport au dégoût » (p.254). Les œuvres collectives d’Otto Mülh, Hermann Nitsch et Adolf Frohner sont commentées (l’exhibition des organes d’agneaux par exemple, ou bien la crucifixion d’un des artistes qui fut aspergé de sang), ainsi que leur rapport avec les pratiques sacrificielles des sociétés primitives, leur rapport avec des pulsions inconscientes ou avec ce qui s’appelle dans La Naissance de la tragédie la « force dionysiaque ».  En définitive il apparaît qu’aujourd’hui le public accepte que le dégoût soit une composante de l’art.

 

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