Incarner le dégoût
Emmanuel Porte, « Les objets de dégoût au croisement des disciplines »
Le bref catalogue des diverses théorisations et des approches scientifiques et philosophiques du dégoût que dresse Emmanuel Porte sert d’introduction aux quelques articles qui constituent cette nouvelle partie de l’ouvrage. Il ressort de toutes les approches présentées, d’une part, que le dégoût est une émotion forcément empirique, parce qu’incarnée, et transdisciplinaire, et, d’autre part, qu’il est toujours signifiant sur le plan anthropologique. En effet, si les premières études transdisciplinaires qui en sont faites se présentent souvent comme des typologies de dégoûts (comme l’Esthétique du laid de Karl Rosenkranz, de 1853), Le Dégoût d’Aurel Kolnaï (1929) fait valoir de façon décisive les « données métaphysiques » attachées à cette réaction répulsive. Le dégoût marque la frontière entre vie et mort, et entre humain et non humain : c’est cette signification anthropologique qui invite à une étude historicisée, à rebours du postulat universaliste du structuralisme. Le paradigme sociologique, et la volonté d’étudier l’histoire des peuples dans sa dimension psychologique et affective, ont commencé de montrer qu’une approche diachronique du dégoût permet « d’identifier les évolutions des seuils de l’acceptable, du tolérable » (p. 122). Le dégoût indique les normes sociales d’une époque donnée : tel est le point de départ commun des articles réunis dans cette partie de l’ouvrage.
Jérôme Laubner, « Des malades ‘en âme, et corps horribles »
L’article de Jérôme Laubner est consacré au dégoût suscité par les vérolés à la Renaissance, à la façon dont ce dégoût pouvait être retranscrit, et à l’exploitation délibérée de ce dégoût à diverses fins. Le mot desgout, au XVIe siècle, n’a pas le sens moderne du mot ; cependant, dans les écrits des médecins Thierry de Héry ou Ambroise Paré, la récurrence des mêmes adjectifs devant les mêmes symptômes révèle bien la présence du même sentiment de répulsion. Chez les poètes, c’est plutôt la métaphore culinaire, ou l’imaginaire des fluides et des excréments, qui servent l’expression du dégoût face au « mal français ». De ces deux types de texte il ressort en tout cas une spécificité du rebut causé par les vérolés : les médecins semblent dégoûtés par la personne même, plus que par les seuls symptômes ; et chez les poètes, les métaphores culinaires renvoient toujours à une forme de déshumanisation du malade. Le dégoût pour la vérole plus que pour d’autres maux est donc aussi une forme de rejet humain. Ici apparaît le lien entre le simple dégoût physique pour le vérolé et son sens moral à l’époque, relatif au péché de luxure. La fin de l’article se concentre en particulier sur deux usages du dégoût liés à ce sens moral. Dans le domaine médical d’abord, une forme de « thérapie par le dégoût » (p. 135) était à l’œuvre : pour prévenir le mal à la fois physique et moral plutôt que le guérir, Du Chesne (un médecin gascon) préconisait de représenter à l’esprit des personnes les puanteurs ou les décompositions organiques causées par le mal, afin de les dissuader. Ensuite, J. Laubner cite la querelle personnelle entre Mathieu de Boutigny et Clément Marot pour montrer comment la vérole pouvait frapper quelqu’un de discrédit, en le représentant comme une menace sociale. Dans ces deux exemples le dégoût pour la vérole est bien le révélateur d’une certaine vision du monde.
Aureo Lustosa Guerios Neto, « Disgust and avoidance »
Aureo Lustosa Guerios Neto s’intéresse aux représentations du choléra dans les œuvres littéraires du XIXe siècle. La maladie sévissait alors, et terrorisait à juste titre ; pourtant même dans des œuvres d’ambition réaliste, l’omission simple est fréquente, et lorsque les symptômes (effectivement dégoûtants) en sont représentés, on constate des stratégies d’évitement ou d’atténuation. Les figures d’ironie ou l’euphémisme caractérisent parfois la description du malade (comme chez Heine par exemple) et Poe, dans Le Masque de la mort rouge, va jusqu’à inventer une autre maladie, inspirée du choléra. Lorsqu’une épidémie constitue l’arrière-plan de l’action ou qu’un malade y est présent, les auteurs cherchent manifestement à éviter le dégoût. Pour expliquer ces autocensures, outre l’hypothèses esthétique qu’il avance d’abord (la rémanence d’une conception classique de l’art, qui réprouve le représentation de tout objet rebutant pour le lecteur), A. Neto propose de considérer l’intérêt stratégique et économique des écrivains : le lectorat majoritairement bourgeois préférait, naturellement, ne pas être choqué ni dégoûté au cours de ses divertissements, et par ailleurs les exemples de Baudelaire ou de Flaubert nous rappellent que la menace d’un procès pour outrage à la morale publique était alors bien réelle.