Ecrire le dégoût

 

Mathilde Mougin et Laura Bordes, « Stratégies littéraires et enjeux de la représentation du dégoût »

Le premier article de la partie consacrée au dégoût littéraire constitue une sorte d’introduction aux suivants. Rédigé à deux mains par Laura Bordes et Mathilde Mougin, il dresse une rapide typologie des stratégies de représentation du dégoût et de leurs enjeux esthétiques ou moraux. Après avoir fait remarquer que le dégoût n’avait pas attendu la naissance du vocable, assez tardive, pour faire son apparition en littérature, les deux autrices classent ses enjeux littéraires en trois catégories : rhétoriques, esthétiques et morales. Les trois, bien sûr, sont liées entre elles. Dans la rhétorique classique, un discours qui dégoûtait l’auditeur pouvait être jugé mauvais, à moins que le dégoût ne fût suscité à dessein pour jouer sur le pathos de l’auditoire. En esthétique, la catégorie du dégoût éclaire très efficacement l’histoire des sensibilités littéraires : des esthétiques fondées sur une bienséance, qui rejetait dans le domaine du dégoûtant tout ce qui était malséant et en somme contraire au « bon goût », se sont opposées en effet à d’autres qui ont largement usé du violent, du macabre, de tout ce qui peut rebuter les sens. Le genre des histoires tragiques, ou le théâtre élisabéthain, sont des exemples des secondes. L’usage du dégoûtant en littérature a souvent une visée morale, enfin, qui s’appuie notamment sur la distanciation permise par la mimésis pour ménager la possibilité d’une réflexivité. C’est le cas par exemple des Tragiques d’Agrippa d’Aubigné.

 

Jean-Louis Claret, « Le goût du dégoût dans le théâtre anglais de la Renaissance »

Jean-Louis Claret commence par rappeler combien toute l’Angleterre élisabéthaine, à l’exception de quelques âmes sensibles, goûtait le spectacle des exécutions publiques, parfois cruelles au-delà de ce qu’on peut imaginer aujourd’hui. Le goût pour la violence dans les représentations théâtrales du temps s’inscrit dans ce contexte. Mais quelle est sa spécificité par rapport au simple spectacle de l’échafaud ? Jean-Louis Claret distingue trois niveaux de dégoût au théâtre. Shakespeare et Webster notamment faisaient voir au public des scènes d’une grande atrocité. Mais alors que chez Webster la scène violente, par la surprise de son irruption, causait avant tout stupeur et vive répulsion, l’usage fréquent de l’ironie dramatique chez Shakespeare, en avertissant toujours le spectateur de la violence à venir, remplaçait cette stupeur brutale par une certaine horreur particulière du crime. Apparaissent ainsi deux sortes de « goût du dégoût » propres au théâtre élisabéthain. J.-L. Claret propose de voir la troisième dans l’exemple de Richard, au début de Richard III, qui, après avoir conquis Lady Anne par le crime et soumis ses volontés, se dégoûte de lui-même et de ce que ce dégoût même ne l’empêche pas de jouir de sa capture. Ce troisième « goût du dégoût » se définit comme une conscience de soi où l’homme découvre l’inhumanité dont il est capable ; et sa valeur particulière par rapport aux deux premiers est qu’il marque dans la conscience du spectateur la frontière entre l’humain et l’inhumain.

 

Claire Schiano-Locurcio, « Du corps corrompu au corps sanctifié. Construction des modèles de perfection féminine chez les clarisses anglaises de l’époque moderne »

Claire Schiano-Locurio s’est intéressée à la fonction du dégoût dans la vie monacale des catholiques anglaises exilées en France après la proclamation d’autonomie de l’Eglise anglicane. Elle s’est penchée en particulier sur l’exemple du couvent de Gravelines (fondé en 1609), dont les chroniques sont citées de nombreuses fois. Le dégoût de soi, et plus particulièrement le dégoût de leur propre charnalité, était d’abord pour ces religieuses un fondement théologique, avant d’être pratiqué quotidiennement par diverses sortes de mortifications. Parmi d’autres exercices quotidiens d’humiliation du corps (port de la hère, privation de sommeil…), une forme particulière de dégoût physiologique trouvait sa place : C. Schiano-Locurcio donne l’exemple d’un saumon avarié ou de plats infestés de vers que les clarisses ont mis un point d’honneur à consommer, ou encore du nettoyage des pots de chambre dont certaines s’acquittaient avec la même discipline. A partir de l’exposé synthétique des pratiques ascétiques des clarisses qui est fait d’abord, la suite de l’article s’intéresse à la fonction du dégoût dans l’écriture des chroniques et des obituaires du couvent. Souvent la mise en valeur de ces pratiques dégoûtantes, et leur articulation à une forme de récompense spirituelle visible dans leur description par quelques indices laissés ici et là (une mystérieuse senteur agréable se dégageant des mains de celle qui avait nettoyé des excréments ou bien le visage intact et paisible d’un corps décharné et marqué par les mortifications) font de ces chroniques des textes édifiants, conçus de manière à dresser des modèles d’existences contemplatives à imiter.

 

Maxime Morin, « Ethique et politique du dégoût dans l’œuvre polémique de Georges Bernanos »

Bernanos a exprimé, dans ses pamphlets aussi bien que dans ses romans, son dégoût pour le monde moderne, techniciste et antispiritualiste, dont « l’homme réaliste » est pour lui la figure la plus représentative. Maxime Morin analyse l’importance de ce sentiment dans l’œuvre du pamphlétaire. L’écœurement devant l’état du monde est souvent traduit dans un vocabulaire sensoriel et concret, comme l’est chez Sartre l’expérience de la nausée, mais le dégoût bernanosien a plus de véhémence. Par ailleurs, se dégoûter de l’inauthenticité du monde moderne témoigne chez l’auteur d’un goût de l’authenticité perdue, dont il se fait le porte-parole et le dépositaire : le dégoût est le signe d’un sens moral conservé. « Le pamphlétaire se définit comme dernier dégoûté dans un monde qui a perdu le sens du goût », écrit l’auteur de l’article. A partir de là, le lexique relatif au pourrissement, à la décomposition ou à la puanteur, en suscitant le dégoût, joue un rôle édifiant. Maxime Morin parle d’une « corrélation métaphorique » entre le dégoût physique et l’écœurement moral : c’est que chez Bernanos le bien et le mal ne sont pas déduits rationnellement mais sentis ; et c’est cela en particulier qui explique la collusion récurrente dans son écriture entre le mécanique (c’est-à-dire l’inhumain qui est l’objet privilégié de son dégoût) et l’organique : on voit par exemple la radio décrite comme un « hideux poumon mécanique ». Une telle poétique du dégoût porte une valeur morale qui doit se transmettre au lecteur.

 

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