Pierre Lyraud « Sur le fragment 625. Le dégoût dans la pensée de Pascal »

Dans le fragment 625 des Pensées, l’expression « Le dégoût » apparaît manifestement comme le titre d’un développement absent. Le dégoût, on peut dès lors en faire l’hypothèse, serait un trait définitoire de l’ontologie pascalienne, au même titre que l’ennui ou le divertissement. Le thème, jamais traité pour lui-même dans l’œuvre de Pascal, y trouve en effet une grande cohérence, que Pierre Lyraud nous révèle.

Des évocations de pullulements, d’ulcères, de corps en décomposition, de boue ou de grouillements de vers, constituent l’imaginaire pascalien du dégoût. Par ces évocations, c’est de manière générale le péché et la misère ontologique de l’homme qui sont exprimés. Plus précisément, selon Pascal, deux choses dégoûtent : la continuité et le néant dont l’homme est fait. L’infinité des dimensions de l’espace ou la continuité de toute activité, ou de toute sensation, sont contraires à notre nature finie et changeante, et par conséquent dégoûtent immédiatement. En même temps, ce « dégoût ordinaire » (p. 37) de chaque chose, qui porte toujours l’homme inconstant vers de nouveaux divertissements, est bien le symptôme de sa vanité. Qui le constate constate aussitôt son propre néant, et se dégoûte de lui-même. On passe logiquement du dégoût ordinaire au dégoût ontologique. Ce dégoût a toutefois une vertu : il « dessille », écrit Pierre Lyraud (p. 40). En se dégoûtant de soi et du monde, on peut se rapprocher de Dieu.

Cependant pour comprendre pleinement la place que doit occuper le dégoût dans la discipline spirituelle du chrétien, il faut prendre en compte le « besoin de discontinuité » dont P. Lyraud parle après Pascal. Toute continuité est contraire à notre nature, et cela vaut pour le dégoût ontologique. Ce dégoût est comme une faim de Dieu. De même que la faim du corps, il doit être interrompu par la satiété, pour qu’une faim nouvelle fasse renaître le désir de nourriture. Le dégoût du monde qui porte vers Dieu doit être lui-même discontinu comme nous, pour que la nourriture de Dieu rassasie, non dans la continuité, mais dans un « renouvellement assidu. » (p. 42).

 

Bruno Trentini, « La dimension esthétique du dégoût comme assujettissement des facultés »

Bruno Trentini fonde son étude sur l’idée d’une « dynamique du dégoût », analogue dans une certaine mesure à l’analytique du sublime décrite par Kant dans la Critique de la faculté de juger. Il y a l’émotion physiologique négative (la peur pour ce qui est du sublime, la répulsion pour ce qui est du dégoût), et son dépassement par le sujet, qui permet un jugement esthétique empreint du passage par l’émotion négative, quoique libéré de son emprise. Cette dynamique en deux temps explique que le dégoût soit subjectif (car c’est le sujet qui est l’acteur de ce dépassement), circonstancié (un objet peut d’abord ne pas dégoûter, puis dégoûter ensuite et obliger à ce dépassement, comme un aliment qui finit par écœurer par exemple), et sociologique (ce dépassement du négatif peut être pour le bourgeois une stratégie de distinction). Ce dégoût envisagé en deux temps rejoint la définition kantienne de l’esthétique, conçue comme un libre jeu de la faculté de juger. L’objet dégoûtant assujettit d’abord les facultés, avant que cet assujettissement premier ne soit dépassé par le jugement de goût. Le dégoûtant a donc par rapport au laid cette spécificité qu’il permet au sujet de faire l’expérience des limites de sa liberté.

De là découle un autre désagrément, que B. Trentini choisit aussi d’appeler dégoût : il s’agit du dégoût de voir ses facultés assujetties. On peut se dégoûter d’être le sujet de ses propres réactions physiologiques, comme on se dégoûte d’être le jouet d’autrui. En tous les cas, ce second niveau de déplaisir consiste, comme le premier, quoique sur un autre mode, en l’expérience de l’assujettissement de ses facultés.

 

Giuseppe Di Liberti, « Le dégoût. Frontière ou paradigme de l’expérience esthétique ? »

La violence du dégoût rend le jugement esthétique impossible, et en même temps cette violence constitutive est en soi hautement signifiante sur le plan culturel et anthropologique. Tel est le point de départ de Giuseppe Di Liberti : le dégoût est à la fois la frontière de l’esthétique et un paradigme de l’expérience esthétique. Cela étant posé, la suite de l’article se présente comme une brève archéologie des premières théorisations du dégoût comme expérience limite. Trois étapes sont présentées successivement :

1. Les beaux-arts réduits à un même principe de Batteux, 1746. Pour le théoricien français, l’imitation (en art) des objets désagréables est plaisante, car elle réussit le coup de force de conserver l’émotion forte qu’ils suscitent chez nous, en écartant la répulsion spontanée ou le sentiment de danger qu’ils imposent.

2. La traduction de ce texte par Johann Adolf Schlegel en 1751. Le traducteur allemand approuve Batteux, mais ajoute dans une longue note qu’il faut distinguer des objets désagréables les objets dégoûtants qui, même représentés en art, causeront toujours la même répulsion.

3. Une première théorie du dégoût par Moses Mendelssohn dans sa 82e Lettre sur la littérature (1760). Mendelssohn reprend le critère distinctif de Schlegel : le domaine du dégoût commence où les pouvoirs de la mimésis sont abolis. En se fondant sur le développement de Schlegel, il établit plusieurs caractéristiques : le dégoûtant frappe les sens qui impliquent le plus de contact et d’immédiateté avec l’objet, à savoir le toucher, le goût, l’odorat ; il se manifeste par l’excès, la saturation ; en conséquence de ces deux premiers traits définitoires, il empêche toute réflexion et estompe la distinction entre l’objet réel et sa représentation.

C’est ce dernier point en particulier qui place le dégoût à la limite de l’expérience esthétique et en constitue un paradigme.

 

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