Comme l’objectif de cette recension ne repose pas sur le principe du catalogue, nous ne résumerons pas chaque article ici ; nous renvoyons le lecteur à la synthétique conclusion de Y.-M. Ergal, lequel se charge de cette mission (pp. 341-353). En revanche, il nous revient de dégager deux questionnements saillants qui parcourent l’ouvrage.
D’une part, celui-ci se fait l’écho d’une préoccupation majeure, bien que largement traitée, celle de l’adaptation, cette « notion abstraite [qui] ne veut rien dire » [9]. Clairement, le point de vue comparatiste permet de contourner et dépasser le manichéisme de la question de la fidélité ou de la trahison à l’œuvre, grâce à l’étude de la polysémie des forces de chaque médium (article 6, p. 100). Quelles sont alors les natures des relations identifiées ?
Tout d’abord, il est pertinent d’observer les greffes qui prennent grâce à l’irruption d’un art tiers : la danse néoclassique chez Cocteau (article 18), la musique (articles 12, 13) ou encore la sculpture (article 16).
D’autres modalités d’interdépendances sont décrites, ce que nous avons tenté de répertorier, pour les plus frappantes d’entre elles :
- connexité sous forme de conversions : dérivation de tropes liés à l’histoire littéraire de Paterson de William Carlos Williams dans le cinéma de Jarmusch (article 15), « filtrage » et contamination chez Cronenberg, qui recrée et fait muter la matériau littéraire (article 4, p. 73, p. 81), épure chez Antonioni (article 16, p. 256), options différentes entre le livre et le film (article 13, un Laclos sadien et machiavélique, un Frears plus dramatique), déterritorialisation de l’œuvre proustienne par Visconti (article 9) [10].
- connexité sous forme de partenariat : phénomène de « surimpression » de motifs (article 16), réappropriation libre de citations non sourcées chez Godard (article 8), étayage intertextuel ou hébergement plus développé d’intertextualités (articles 16, 17).
- connexité sous forme d’un rapprochement avoué : « partage » d’images voire d’affects (article 6, p. 105), « conciliabule » entre Pessoa et Monteiro (article 17), « imprégnation » à des degrés divers (article 7) – ce que Leutrat dénomme une « absorption » [11] –, l’on pourrait aussi y voir un rapprochement par capillarité. Enfin, l’on découvre des constructions intertextuelles complexes à plusieurs étages (article 8). Certaines élucidations d’allusions au sein de l’univers godardien se révèlent d’ailleurs éclairantes, permettant de décupler les potentialités de lectures, jusqu’à l’avènement d’une « hétéroglossie » (article 17, p. 286).
Ce commerce intensif n’exclut pas des tensions ou des défiances : Duras, au bord de l’aporie adaptative, cherchant à déconnecter les médiums l’un de l’autre, pour mieux relancer l’écriture post-film (article 3) ou Perec, « méfiant » face au grand écran (article 10, p. 162).
D’autre part, l’on remarque que les interrogations sur la figure de l’auteur, surtout celle du Poète, s’imposent d’elles-mêmes : Méliès se réservait systématiquement le rôle démiurgique de Faust (article 1), Perec en voix over renforce le caractère autobiographique de L’Homme qui dort (article 10), Angelopoulos trouve un double dans son personnage d’Alexandre (sans jeu de mots, le réalisateur assure d’ailleurs le doublage en grec de son alter ego cinématographique), lui-même modelé d’après le poète grec Solomos (article 14), Paterson, le poète du prosaïque, ne cesse de chercher sa propre épiphanie (article 15), Antonioni brosse son autoportrait en un Michel-Ange poète (article 16, p. 260), et plus globalement s’esquisse une accentuation de la représentation du labeur poétique (article 19, p. 323).
Pour finir, nous souhaitons souligner le message capital émis par Benjamin Thomas dont la visée peut devenir didactique et pédagogique (article 7) et qui est en mesure de réunir chercheurs de tous horizons, à savoir : l’ekphrasis littéraire est bien capable de venir au secours de l’analyse filmique (tandis qu’il est encore fréquent de la voir traquée comme un « mauvais objet »). Cet ouvrage en fait la démonstration, à condition d’éviter tout retour de refoulé, qui pourrait avoir tendance à réapparaître lorsqu’une ligne de démarcation est tracée entre l’intellectualité dialectique du roman d’Umberto Eco et son adaptation signée Jean-Jacques Annaud – au cinéma les « sensations » et la « linéarité » (article 11) ! De la nuance pourrait être apportée, en intégrant la question de la réception. Le film Le Nom de la rose a été conçu comme une production à grand spectacle, de luxe (le budget s’élèverait à une vingtaine de millions de dollars), de la même manière que Germinal (Claude Berri, 1993), Le Hussard sur le toit (Jean-Paul Rappeneau, 1995), la Promesse de l’aube (Eric Barbier, 2017) ou plus récemment, Le Comte de Monte-Cristo (Alexandre de la Patellière et Matthieu Delaporte, 2024). Tous ont mené de nombreux spectateurs vers les librairies (les ventes du premier tome de Dumas n’ont-elles pas connu un bond spectaculaire entre mai et juillet 2024, nécessitant trois réimpressions chez Folio classique [12] ? Ainsi, l’aimantation de la littérature par le cinéma profite réciproquement aux deux médiums, comme programmé dès le titre, sans hiérarchie.
En définitive, à l’instar de l’article 17, où l’alliance Pessoa-Monteiro nouée à l’écran invite à l’imaginaire (p.283, p. 286), littérature et cinéma ne se limitent pas à reproduire ou (se) copier. Leur corrélation complexe et sans cesse renouvelée offre le primat à la création. Au-delà de la simple adaptation ou d’une pure opération plastique, il est question entre les deux de « mentir-vrai » aragonien, pour le meilleur, ou de son équivalent, ce fringidor pessoen (ou art de la feintise, article 17, p. 278, p. 283). L’un ou l’autre vise à atteindre une forme de vérité, celle de la quintessence artistique, soit une forme de magie que préfigure l’article initial, où Méliès est présenté comme le grand illusionniste. Finalement, l’enchantement littéraire et filmique peut même fonctionner comme thaumaturgie. Non seulement Cocteau est ressuscité en tant que poète après le succès du Jeune homme et la mort (article 18, p. 292, p. 309), mais encore l’artiste peut guérir dans ce passage des pages à la surface écranique (article 16). De cette manière, filmer le tombeau de Jules II de l’église Saint-Pierre-aux-Liens (Rome) soigne, du moins numériquement, le corps paralysé du réalisateur, dont la silhouette se redresse finalement.
Laissons le mot de la fin à Ferdinand (Jean-Paul Belmondo, Pierrot le fou, Jean-Luc Godard, 1965), émerveillé par sa lecture de L’Histoire de l’art (Elie Faure, 1927), à voix haute, que son bain n’interrompt pas. Profil concentré, il vibre en gros plan désormais mythique, autant littérairement que cinématographiquement :
« Ecoute ça, fillette, c’est pas beau ? ».
[9] Ibid., p. 27.
[10] Précisons que cette hypothèse rejoint la piste engagée par Thanh-Vân Tou That dans son article « De Thomas Mann à Visconti ou La Recherche sauvée des eaux : Mort à Venise, film proustien ? », Littérature et cinéma en miroir, Op.cit., pp. 143-155.
[11] J.-L. Leutrat, Cinéma & littérature, le grand jeu, Op. cit., p. 15.
[12] « Le film Le Comte de Monte-Cristo avec Pierre Niney relance les ventes du roman », Le Nouvel Obs, 11 juillet 2024