Rappelons que la pléiade interdisciplinaire de collaborateurs trouve son unité dans sa majorité comparatiste, méthodologie prônée par M. Finck en introduction, ce à quoi Y.-M. Ergal fait écho en conclusion, favorisant une mobilité et une souplesse au sein de chaque objet d’étude. Il s’agit d’ailleurs d’une approche bien connue et dûment répertoriée [4]. Il est alors possible de travailler entre le monde écrit et celui d’accueil, le septième art, qui murmure régulièrement à l’oreille de chercheurs aux confins des domaines, au-delà des seuls littérature et cinéma. La musique se trouve ainsi incluse : l’invention d’un son singulier et personnel de/par Duras en écho au Hörspiel allemand, ce jeu de l’oreille (article 3), Bach inséré dans l’adaptation filmique de récits de science-fiction (article 12), ou encore Haendel au contact de l’univers des Liaisons dangereuses (article 13), enfin l’ouïe, ce sens capital chez Antonioni (article 16). N’oublions pas non plus le ballet, représenté par Le Jeune homme et la mort – article 18, dont la chorégraphie, procédant notamment par arrêts sur image mérite le qualificatif de « cinématographique » (p.292-293).
De nombreux auteurs ont en outre déjà mené des recherches d’importance sur le sujet à l’instar de Nathalie Bittinger, Jean Cléder, Sylvain Dreyer, Claude Murcia, Régis Salado et les directeurs précédemment cités.
Il se pourrait néanmoins que le lecteur et chercheur en cinéma ne trouvent pas complètement leur compte dans l’affirmation que la littérature comparatiste est « la plus à même d’explorer de façon neuve » la relation littérature-cinéma (p. 9), et que cette exploration lui « revient » ipso facto (p. 341). De même, le principe égalitariste contenu dans le titre se transforme en « réciprocité déséquilibrée [sic] en faveur du littéraire » (p. 10). La gageure consiste alors à ne pas vassaliser le cinéma, objectif en partie atteint, bien que parfois le langage des images puisse paraître quelque peu étouffé par le discours littéraire, et affaibli par quelques imprécisions techniques. Des formulations comme « raconter [Umberto Eco] par l’image grâce à [des] mouvements de caméra tels que les contre-plongées ou les zooms » (p.187) ou « la caméra recule » (p.270), par exemple, laissent le lecteur expert sur sa faim, de même que les remarques que l’on souhaiterait prolongées sur l’interprétation des danseurs de la captation télévisée du Jeune homme et la mort, alors même que les deux danseurs étoiles ont chacun joué dans quatre films et proposent de forts tempéraments sur scène. Citons, entre autres, le documentaire de Frederick Wiseman, La Danse, le ballet de l’opéra, 2006 pour Nicolas Le Riche et Amore Carne de Pippo Delbono, 2013, pour Marie-Agnès Gillot.
Le livre opte pour le sens d’analyse de la littérature vers le cinéma, en tenant compte des spécialités d’une majorité des auteurs. Comme il l’est rappelé, des travaux existent bel et bien dans l’autre sens (p. 12). En fait, le compagnonnage entre les deux médiums implique, par voie de conséquence, que la recherche possède déjà une histoire dense et, ce, dans les deux sens [5]. Le point de vue choisi offre surtout l’opportunité d’un décentrement pour le chercheur en cinéma, et d’un regard renouvelé pour celui en littérature : pas d’îlots disciplinaires isolés mais un vaste archipel à arpenter en tous sens.
L’obstacle suivant concerne la masse et la variété bibliographiques à laquelle on se confronte dès lors que littérature et cinéma sont en jeu (dans tous les sens du terme : relations ludiques ou de défi). En effet, volumes entiers, « articles, numéros spéciaux de revue vont finir par constituer une bibliographie dissuasive par son ampleur et par ce qu’elle laisse percer de répétition » [6], impression réitérée dans « La rencontre du cinéma et de la littérature » [7] : « le sujet littérature-cinéma tel qu’on l’envisage traditionnellement est, il faut bien l’avouer, lancinant, décourageant et irritant [car] il ne cesse de revenir [et il] ne semble susceptible que de questions du genre : "Hugo au cinéma", "les diverses adaptations des Liaisons dangereuses", etc. Ceci a pu être envisagé des centaines de fois, aboutissant au même constat », la prééminence du lien. Ce constat ne fait que souligner l’attrait de la relation aux yeux de la recherche, sans que cet intérêt ne décline au fil du temps. Afin d’illustrer notre propos, nous nous proposons de citer modestement une sélection de titres, qui peuvent éclairer le présent travail collectif, à la fin du vingtième et début du vingt et unième siècles :
- Jeanne-Marie Clerc, « La littérature comparée devant les images modernes, cinéma, photographie, télévision », dans Précis de littérature comparée, sous la direction de Pierre Brunel et Yves Chernel, Paris, PUF, 1989, pp. 263-298.
- Dork Zabunyan, « Où est le film de ce que vous écrivez ? Jacques Rivette, critique et théoricien », Critique 2000/12 (n° 883), pp. 994-1003.
- Jeanne-Marie Clerc, « Où en est le parallèle entre cinéma et littérature ? », Revue de littérature comparée, 2000/2 (n° 298), pp. 317-326.
- Jean Cléder, Entre littérature et cinéma, Les affinités électives, Paris, Armand Colin, « Cinéma/Arts visuels », 2012.
- Guillaume Soulez et Ludovic Cortade, Littérature et cinéma, 1er volume : penser l’espace avec le cinéma et la littérature, New York, Bern, Berlin, Bruxelles, Oxford, Wien, Peter Lang, 2021.
- Jacques Aumont, Alain Bergala, Michel Marie, Marc Vernet, « chapitre 5 Le cinéma et l’art : des relations ambiguës », Esthétique du film, 120 ans de théorie du cinéma, Paris, Armand Colin, « Cinéma/Champs visuels », pp. 243-280.
De manière à assurer la singularité de leur recherche, les articles de l’ouvrage insistent aussi sur l’intermédialité qui parcourt l’ouvrage (article 6, p. 102), afin d’interroger les « forces mutuelles » (p. 10) du duo (l’adjectif apparaît d’ailleurs dans le titre de la partie liminaire : « Littérature et cinéma : éclairages mutuels »), et non pas seulement leur forme, dans l’intervalle que les deux arts creusent de concert. On aurait presque envie de parler de « ruelle » dans le sens vieilli, cette alcôve privée, en accord avec la « poétique du clam » développée par Michèle Finck (article 19, p. 337).
De surcroît, les auteurs infléchissent le cours de l’ouvrage à l’aide d’un corpus poétique, complémentaire au romanesque, dont l’horizon vise à pallier l’insuffisance supposée de la recherche sur ce genre, dans la perspective d’une future publication. Celle-ci se donne pour objectif de se consacrer exclusivement à la poésie vis-à-vis du cinéma. Le genre poétique correspond environ à un tiers du présent opus, soit six articles, dont un essai étoffé (article 19), sans compter que le poétique affleure, fugitivement, dans d’autres articles (1, 5, par exemple). De fait, le cinéma peut agir comme un « excellent conducteur de poésie [voire] « contaminant » [8], sans doute dans la mesure où, en tant qu’image, la poésie voisine déjà en cela le cinéma. D’où un intérêt renouvelé de la part du milieu de la recherche, à la fois concernant les liens cinéma-poésie, la fécondité de la notion de film de poésie et la figure du Poète. Par ailleurs, l’observation des « voisinages », terme emprunté à René Char, sortes d’échos intertextuels et intericoniques d’un médium à l’autre, se révèle novatrice et mise en valeur (article 19).
[4] S. Dreyer et D. Vaugeois, La Critique d’art à l’écran (tome 2), filmer la littérature, Lille, Presses universitaires du Septentrion, « Arts du spectacle-images et sons », 2010, p. 10.
[5] S. Dreyer, littérature et cinéma en miroir, Figures de l’Art, n° 24, 2013, p. 13.
[6] J.-L. Leutrat, Cinéma & littérature, le grand jeu, Op. cit., p. 13.
[7] J.-L. Leutrat, « La rencontre capitale du cinéma et de la littérature ». La rencontre, édité par Jacques Aumont, Presses universitaires de Rennes, 2007 (en ligne. consulté le 15 octobre 2024).
[8] J.-L. Leutrat, Cinéma & littérature, le grand jeu, Op. cit., p. 58 puis p. 351.