Effets de points de vue et de cadrages
dans Les Triomphes de Louis le Juste
de Jean Valdor (1649)

- Bernard Teyssandier
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Fig. 1. J. Valdor, Les Triomphes
de Louis le Juste
, 1649

Fig. 3. Anonyme, La prise de Caen.
P. Corneille, épigramme.

Fig. 4. H. Estienne, glose des devises
de Gaston d’Orléans

Fig. 5. Anonyme, portrait héroïque
de Gaston d’Orléans

Fig. 6. Anonyme, carte du siège de Caen

Résumé

Deux régimes de lecture, lecture suivie et lecture aléatoire, régissent Les Triomphes de Louis Le Juste, ouvrage de prestige regroupant trois galeries successives. Le principe du cadrage, moins ouvertement fondé sur le déroulement cumulatif que sur le système de la découpe, s’avère particulièrement intéressant pour apprécier les enjeux de ces « tableaux » d’histoire puisqu’il permet d’observer non pas tant de ce qui est donné à voir par vagues que ce qui est suggéré par degrés et par paliers.

Mots-clés : âge classique, monarchie bourbonienne, Rome, Paris, livre-galerie, politique et esthétique du livre imprimé, portrait du roi

 

Abstract

Valdor’s prestigious work, comprising three successive galleries, is governed by two different reading regimes: continuous reading and random reading. It is particularly useful to focus on the principle of framing, based on the cumulative unfolding of the narrative rather than on its partitioning, in order to understand and appreciate the implications of those historical tableaux. That principle enables the reader to observe those scenes not so much in waves as by levels and degrees.

Keywords: Classical Age, Bourbon Monarchy, Rome, Paris, Gallery Book, politics and aesthetics of the printed book, translatio imperii ad Francos, Portrait of the King

 


 

Dans l’histoire de la librairie parisienne, Les Triomphes de Louis le Juste de Jean Valdor relèvent à bien des titres de l’exception. L’immense majorité des livres imprimés à l’époque sont dépourvus d’images, et la plupart des ouvrages illustrés sont des petits formats [1]. Or l’in-folio de près de 460 pages commandité par Anne d’Autriche, dédié au jeune Louis XIV et paru en 1649 aux Presses de l’Imprimerie Royale [2] réunit un très grand nombre d’estampes, le plus souvent gravées sur cuivre, qu’il s’agisse de bandeaux, de lettrines personnalisées, ou de figures pleines pages imprimées sur grandes marges. Aussi est-ce l’impression de magnificence, de masse et d’étendue qui prédomine, conformément à l’annonce de la page de titre, seuil publicitaire qui fait la part belle au maître d’œuvre, le chalcographe Jean Valdor (1616-1670) [3], mais aussi aux poètes et hommes de lettres ayant participé à l’entreprise : les « figures ænigmatiques », lit-on, sont « exposées par un poème héroïque de Charles Beys » et « accompagnées de vers français sous chaque figure par Pierre de Corneille » ; les « portraits des princes et généraux d’armées qui ont assisté Louis le Juste, et leurs Devises » sont assortis d’explications d’Henry Estienne ; les « plans des villes » enfin, « sièges et batailles », sont commentés par René Bary [4] (fig. 1).

Comme ce feuillet programmatique le laisse entendre, l’ouvrage de Valdor est constitué de trois massifs successifs. Le premier, qui a pour titre « Louis XIII combattant », rassemble 21 planches assorties d’un titre et d’une épigramme, chacune d’entre elles disposant en regard d’un commentaire en vers. Textes et images empruntent ici leur disposition à la tradition de l’emblème, comme en témoigne le premier tableau de la collection consacré à la prise de Caen : à gauche la narratio (fig. 2 ), à droite le motto, la figura et la subscriptio (fig. 3).

La deuxième partie du livre repose elle aussi sur le principe de la double page : à gauche, trois devises assorties de leur explication (fig. 4) ; à droite un grand portrait gravé en médaillon (fig. 5). Cette section rassemble 35 portraits et devises.

La troisième et dernière partie de l’ouvrage réunit 50 cartes qui se déploient encore dans l’espace d’une double page (fig. 6). Cet ensemble est accompagné d’un commentaire explicatif encadrant l’image, commentaire qui déborde généralement sur plusieurs pages (figs 7  et 8 ). Le classement opéré par l’éditeur suit en grande partie celui de la première galerie – la prise de Caen ouvre ainsi la série.

Autant dire que ces Triomphes de Louis le Juste brillent par leur caractère de distinction. L’ouvrage constitue l’un des livres illustrés les plus luxueux du milieu du siècle. Comme souvent en pareil cas, le coût financier de l’entreprise fut considérable, et le temps de réalisation particulièrement long – 6 ans en l’occurrence. Plusieurs études ont déjà œuvré à la postérité du livre, toutes s’attachant plus ou moins à en apprécier la portée politique au regard de sa construction et de sa conception [5]. L’ouvrage d’apparat, il est vrai, ressortit à la catégorie du livre-galerie. En cela, il ne constitue pas à proprement parler une originalité pour l’époque [6], mais il n’en est pas moins remarquable. Ce sont en effet trois collections qui sont ici réunies : une galerie de batailles, une galerie des illustres et une galerie des cartes. Or l’effet d’extension et d’expansion ne s’arrête pas là. Les textes associés aux quelques 150 images sont eux-mêmes systématiquement traduits en latin par le P. Nicolaï, docteur en Sorbonne. En outre, le nombre des liminaires est impressionnant, 61 pages exactement, si bien que ces pièces d’éloge forment un bloc autonome en marge de l’imposant triptyque. En réalité, deux régimes de lecture régissent un tel ouvrage. Le premier repose sur l’effet sériel, conformément aux collections regroupant les trois galeries du livre. Mais le principe du cadrage, qui est moins ouvertement fondé sur le déroulement cumulatif que sur le système de la découpe, n’en est pas moins intéressant pour apprécier les enjeux de ces « tableaux » d’histoire, puisqu’il permet d’observer non pas tant de ce qui est donné à voir par vagues que ce qui est suggéré par degrés et par paliers.

 

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[1] M. Pastoureau, « L’illustration du livre : comprendre ou rêver ? », dans Histoire de l’édition française. Le livre conquérant. Du Moyen Age au milieu du XVIIe siècle, R. Chartier et H.-J. Martin (dir.), Paris, Fayard/Promodis, 1983, pp. 602-606.
[2] P.-M. Grinevald, « Richelieu et l’Imprimerie royale », dans Richelieu et le monde de l’esprit, Paris, Imprimerie nationale, 1985, pp. 237-248.
[3] O. Uhlmann-Faliu, Jean Valdor, graveur et diplomate liégeois, marchand-bourgeois de Paris (1616-1675), mémoire de maîtrise d’histoire de l’art, sous la direction de J. Thuillier, 1978.
[4] Voir B. Teyssandier, « Scénographie et dramaturgie de la page de titre : Les Triomphes de Louis le Juste de Jean Valdor (Paris, Imprimerie royale, 1649) », dans Rubricologie ou l’invention des titres et sous-titres, C. Barbafieri et D. Denis (dir.), Paris, Hermann, 2023, pp. 35-44.
[5] D. Moncond’huy, « Les Triomphes de Louis le Juste (1649). Mausolée littéraire et continuité monarchique », La Licorne, n° 29, (« Le Tombeau poétique en France »), 1994, pp. 193-215 ; H. Arnhold et J.-M. Chatelain, « Krieg, Ruhm und klassische Ästhetik : die Triomphes de Louis le Juste von Jean Valdor (Paris, 1649) », dans 1948, Krieg und Frieden in Europa [1948, War and Peace in Europe] , K. Bussmann et H. Schilling (dir.), Münster, [Westfälisches Landesmuseum für Kunst und Kulturgeschichte], 1998, t. II, pp. 95-104 ; M.-Cl. Canova-Green, « Les Triomphes de Louis le Juste (1649) : une épopée du discontinu », Seventeenth-Century French Studies, no 24, 2002, pp. 29-41. Voir encore J.-M. Chatelain, « L’illustration des récits de guerre et la mise en scène de la bataille dans la première moitié du XVIIe siècle », dans 1648. La Paix de Westphalie : l’art entre la guerre et la paix, J. Thuillier et K. Bußmann (dir.),Paris, Musée du Louvre, Klincksieck, 2000, pp. 47-67.
[6] B. Teyssandier, « Le livre-galerie au Grand Siècle. Définition et typologie », dans La Morale par l’image : La Doctrine des mœurs dans la vie et l’œuvre de Gomberville, Paris, Champion, 2008, pp. 373-404.