L’œil sollicité, des paysages
et de leurs bâtiments

- Marie-Claire Planche
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Fig. 6. A. Bosse, L’Air, vers 1648

Fig. 7. Ch. Lebrun. et G. Rousselet, Hoc
numine floret
, 1665

Fig. 8. A. Caron, Ariane, 1615

Les gravures d’Abraham Bosse (fig. 6) séduisent par leur rigueur géométrique qui affirme le rôle de l’optique et de la perspective que l’artiste, en compagnie de Laurent de La Hyre, a reçue de Girard Desargues [14]. En outre, ses compositions sont toujours bien circonscrites et agréablement bordurées par des encadrements [15]. Dans une série consacrée au quatre éléments, L’Air représente dans un cadre aux spirales ornées de fleurons une scène d’intérieur qui associe les oiseaux au thème. L’un en cage appartient à une réalité contemporaine comme l’attestent les costumes Louis XIII du couple conversant, tandis que l’autre, malgré la laisse qui le retient, paraît être invité par l’Amour à voler. Enfin le décor sculpté figure également deux volatiles et les arcades grandement ouvertes sur un large paysage suggèrent l’évasion. Les lignes du dallage conduisent habilement le regard à franchir le garde-corps des trois baies qui, chacune, dévoilent une partie d’un paysage. Le point de vue est légèrement surélevé et la composition depuis cette pièce s’étend du point le plus proche, l’arbre à gauche, jusqu’aux collines de l’arrière-plan. La découverte de l’espace extérieur est un cheminement selon cette ligne oblique offrant un panorama du premier plan jusqu’à un horizon lointain parfaitement contenu dans l’arcade la plus à droite de l’estampe. Elle propose une progression visuelle et une organisation qui dévoilent une variété : des bosquets, un champ et des personnages, un village et enfin des collines tandis que volent les oiseaux dans le ciel. L’arcade de gauche, par son incomplétude et l’orientation des troncs, suggère que la vue est large, sollicitant ainsi l’imaginaire du spectateur dont l’œil s’évade et recrée ce que l’estampe ne figure pas. Sa rêverie cependant est de courte durée puisque l’oblique descendante que rappelle la ligne des nuages l’invite à poursuivre sa contemplation. La représentation de ce paysage observé depuis un espace intérieur obéit à une organisation relativement familière, notamment dans la peinture qui a apprécié cette possibilité de sortir d’un lieu dans lequel une scène historiée se déroule. Quand certaines de ces trouées sont sans rapport iconographique avec le premier plan, celle d’Abraham Bosse participe pleinement de l’iconographie ; la circulation de l’air en l’absence de fenêtre se fait sensible.

Après nos échappées en dehors de l’espace du livre, nous entrons dans l’un d’eux accueillie par son magistral frontispice in-folio. Quand celui des Images de platte peinture de Blaise de Vigenère célèbre le goût pour les vignettes architecturées construites par les lignes perspectives, d’autres s’inscrivent dans un décor paysagé. Le frontispice dessiné par Charles Lebrun et gravé par Gilles Rousselet pour l’ouvrage présentant les plantes du jardin royal, Hortus Regius publié en 1665 (fig. 7) [16] propose d’emblée de franchir la clôture des lieux. L’estampe s’organise en deux registres : céleste et terrestre. Sur une nue, figure Louis XIV en Apollon tenant sa lyre d’une main et les rênes du quadrige de l’autre. Un putto soutient une corbeille sur laquelle la mention « Hoc numine floret » relie ciel et terre tout en renforçant la célébration du souverain. C’est dans le registre terrestre, qui n’occupe qu’un tiers de la composition, que se trouve le paysage s’étendant en profondeur. Au premier plan une figure coiffée d’une couronne tourelée [17] regarde le roi divinisé tout en lui présentant des plantes exotiques qui marquent l’entrée dans la composition. Celle du centre, sur son plan élevé, masque en partie l’édifice tout en initiant la ligne centrale du paysage qui s’achève sur les bâtiments du jardin du roi. L’éloignement est traduit par les proportions, tandis que les lignes perspectives sont dessinées par le tracé de l’allée centrale et redoublées par les limites du jardin. Les parterres viennent alors rythmer la progression du regard en séparant l’espace par des lignes horizontales. Selon une convention de représentation des vues à vol d’oiseau, la ligne d’horizon est haute. Enfin à droite, le tertre formant labyrinthe surgit tel le mont Hélicon. L’organisation en registres du frontispice obéit ainsi à une forme de fantaisie qui échappe à une réalité ; elle est cependant contrebalancée par la figuration du jardin royal, qui constitue un paysage organisé en accord avec la configuration du lieu à cette période. Le thème de l’ouvrage accompagne avec efficacité le titre et les indices iconographiques suffisamment explicites séduisent le lecteur.

C’est sans transition que nous partons pour les rivages de Naxos où la belle Ariane fut abandonnée par Thésée avant que Bacchus, la découvrant endormie, ne tombe lui aussi sous son charme [18] (fig. 8). Depuis la sculpture antique exposée dans la cour des statues du jardin du Belvédère, les représentations de celle qui permit au héros de quitter le labyrinthe ont été nombreuses. Lorsque ce sujet fut fixé sur le papier ou la toile, il offrit toujours la représentation d’un paysage associant terre et mer. L’estampe de l’édition de 1615 de l’ouvrage de Vigenère figure ainsi Bacchus, qui accoste et découvre Ariane, dans une posture ici moins séduisante que celle de la sculpture antique. La scène historiée occupe une place importante et l’embarcation du dieu, qu’il quitte avec vivacité, dessine une limite entre les terres de Naxos et la mer, provoquant quelques vagues aux lignes stylisées qui viennent frapper la terre ferme. Les contours de l’île se dessinent à droite, tandis que l’étendue marine plutôt calme est agrémentée d’un autre esquif : s’il conduit des hommes, il guide aussi le regard du spectateur, spontanément invité vers la droite de la composition. La mer est infinie jusqu’à l’horizon, tandis qu’à gauche un autre rivage s’anime de bâtiments qui éloignent l’île de l’isolement et simulent la présence d’une cité. Le lecteur familier de sujets antiques n’a sans doute pas imaginé une telle proximité humaine, que l’artiste conçoit très certainement pour donner du relief à son paysage. La « plaine liquide » [19] aurait pu paraître monotone à l’œil et il fallait d’une certaine manière répondre à la haute et riche embarcation de Bacchus. Enfin dans la page de l’ouvrage in-folio, l’estampe et son texte versifié sont contenus dans un cadre finement tracé qui délimite également la taille de la lettre gravée. La marque de la cuvette constitue quant à elle une forme d’encadrement doucement visible qui rappelle le travail de la presse sur la plaque de cuivre encrée.

            Si les paysages gravés sont limités dans leurs dimensions par rapport à d’autres techniques artistiques, ils témoignent d’une organisation spatiale qui peut se départir des contraintes liées à l’aire de la feuille de papier. En effet, encadrés, délimités, bordurés, ils sont comme autant de fenêtres sur un extérieur, un ailleurs qui le plus souvent séduit. Le paysage possède un véritable pouvoir d’évasion qui, en captant l’œil du spectateur, en le guidant, lui permet de suivre ses contours, de parcourir les modulations du terrain et d’envisager ce qui pourrait se trouver au-delà de l’horizon figuré. Les confins de ces représentations échappent alors complètement à l’espace dans lequel elles sont contenues et la science perspective a contribué à l’épanouissement d’un genre capable d’autonomie.

 

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[14] G. Desargues, La Perspective practique necessaire a tous peintres, sculpteurs, graveurs, architectes… Paris, Melchior Tavernier et Franc̜ois Langlois, 1642. Bosse a collaboré à la publication de cet ouvrage : G. Desargues, Manière universelle de M. Desargues, pour pratiquer la perspective par petit-pied comme le géométral, ensemble les places et proportions des fortes et foibles touches, teintes ou couleurs, par A. Bosse. Paris, P. Deshayes, 1648.
[15] Il a participé dans les années 1629 à la réalisation des bordures des Sièges de la Rochelle et de l’île de Ré gravés par Jacques Callot.
[16] D. Joncquet, G. Crescent Fagon, N. Gavoix, Hortus Regius, Paris, D. Langlois, 1665.
[17] Comme celle que portait Cybèle.
[18] B. de Vigenère, Les Images ou tableaux de platte peinture, Paris, Veuves l’Angelier et Guillemot, 1615, in-folio, p. 119. Les vers placés sous l’estampe, avant la narration explicitent le moment représenté : « Si Thésée oublie sa belle, / Et le bien qu’il a reçu d’elle, / L’ayant préservé du danger ; / Bacchus n’a pas moins d’inconstance,  / Car il aime le changement ».
[19] J. Racine, Phèdre, V, 6.