L’œil sollicité, des paysages
et de leurs bâtiments

- Marie-Claire Planche
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Résumé

Les paysages et leurs édifices ont constitué dans la peinture et l’art de la gravure un véritable sujet iconographique. A travers un ensemble d’estampes du XVIIe siècle français, nous étudions la manière dont ces vues ont pu être mises en scène et utilisées. Qu’elles soient l’arrière-plan d’une composition ou apparaissent comme le motif principal, elles offrent le plus souvent une ouverture qui accroît l’espace de l’estampe. Ainsi, bien que contenue dans les limites du trait carré, la représentation gagne en profondeur proposant un cadrage qui invite l’œil à cheminer selon des lignes droites ou plus courbes. Les perspectives qu’elle propose, l’échappée figurée, la suggestion d’un autre espace sont l’expression d’une volonté d’échapper à un cadre qui peut paraître contraignant.

Mots-clés : estampe, paysage, XVIIe siècle, perspective, architecture

 

Abstract

Landscapes and their buildings have been a real iconographic subject in painting and in the art of engraving. Through a collection of 17th century French prints, we are studying the way in which these views were shaped and used. Whether they are the background of a composition or appear as the main motif, they most often propose an opening that enlarges the space of the print. Thus, although they are contained within the limits of the square line, the representation gains in depth, offering a framing that invites the eye to walk along straight or more curved lines. The perspectives it proposes, the figurative escape, the suggestion of another space are the expression of a desire to escape from a frame that may seem constraining.

Keywords: print, landscape, 17th Century, perspective, architecture

 


 

« Comme le devant du tableau est l’introducteur des yeux, on ne saurait apporter trop de précaution pour faire en sorte qu’ils soient bien reçus » [1]. Ce sont les propos de Roger de Piles qui introduisent notre réflexion sur la manière dont le paysage s’inscrit dans l’espace d’une représentation visuelle et sur sa manière de capter l’œil du spectateur, quelle que soit la technique artistique choisie. En outre, que le paysage constitue le sujet de l’œuvre ou qu’il accompagne un tableau d’histoire, son organisation est régie par un certain nombres de principes et de procédés qui ont été définis, livrant aux artistes les moyens de penser la question de l’imitation, des proportions et du rapport à la nature. Cette dernière constitue ainsi le modèle d’un processus d’imitation qui consiste à transposer ce qui a été observé, à tenter de l’égaler, mais aussi à le magnifier par l’acte de création. Si dans la hiérarchie des genres picturaux à la période moderne, le paysage est moins considéré que les scènes historiées ou les portraits, il fit cependant l’objet d’une réflexion théorique. R. de Piles a ainsi déployé des propos très précis sur ce « genre de Peinture » dans ses Cours de peinture par principes parus en 1708, en s’attachant aux différents éléments qui le constituent :

 

Le paysage est un genre de peinture qui représente les campagnes et tous les objets qui s’y rencontrent. Entre tous les plaisirs que les différents talents de la peinture procurent à ceux qui les exercent, celui de faire du paysage me paraît le plus sensible et le plus commode, car dans la grande variété dont il est susceptible, le peintre a plus d’occasions que dans tous les autres genres de cet art de se contenter dans le choix des objets. La solitude des rochers, la fraîcheur des forêts, la limpidité des eaux, leur murmure apparent, l’étendue des plaines et des lointains, le mélange des arbres, la fermeté du gazon, et les sites tels que le paysagiste les veut représenter dans ses tableaux, font que tantôt il y chasse, que tantôt il y prend le frais, qu’il s’y promène, qu’il s’y repose, ou qu’il y rêve agréablement. Enfin il est le maître de disposer de tout ce qui se voit sur la terre, sur les eaux et dans les airs ; parce que de toutes les productions de l’art et de la nature, il n’y en a aucune qui ne puisse entrer dans la composition de ses tableaux [2].

 

R. de Piles s’adonne ici à une véritable célébration d’un genre qu’il associe non seulement à une sensibilité mais aussi à une forme de liberté, considérant que le peintre peut s’approprier pour composer avec une certaine hardiesse tout ce qui appartient à la nature et ravit l’œil. Sa manière de présenter la diversité des éléments et des effets produits par le cadre naturel établit un lien implicite avec la littérature et une poétique du paysage qui s’est particulièrement développée au cours du XVIIe siècle dans la poésie ou les pastorales mettant en scène un locus amoenus inspirant. Le théoricien dessine ainsi les contours d’un genre qui avait déjà gagné ses lettres de noblesse au cours du XVIIe siècle sous le pinceau de Nicolas Poussin ou Claude Gellée, même si la peinture d’histoire était la plus appréciée et la plus célébrée.

En outre, ses propos ont aussi pour fonction de livrer des principes liés à la pratique artistique et il rappelle quelques pages plus loin le rôle fondamental de la science : « Le paysage suppose l’habitude des principales règles de la perspective » [3]. En cela, il n’innove pas et prend appui sur les écrits de ses prédécesseurs qui ont défini les liens unissant les sciences et l’art, associant les progrès mathématiques à une réflexion sur la peinture ; ce que fit Alberti dès 1435 en livrant aux artistes des règles perspectives essentielles dans l’évolution des théories et des pratiques artistiques [4]. Le cadre du paysage, son cadrage sont en outre intimement liés aux proportions qui sont l’objet d’une définition pragmatique dans le De Pictura : « La circonscription est la manière dont en peignant on indique les contours des surfaces et que certaines de ces surfaces sont petites, comme dans les êtres animés, d’autres très grandes, comme dans les constructions et les colosses » [5]. Alberti sollicite le bon sens des artistes afin qu’ils s’adaptent au sujet représenté par des conseils qui peuvent paraître assez simples. Cependant si nous les replaçons dans le contexte de la Renaissance italienne marquée par l’abandon du fond d’or, les progrès de l’optique et de la perspective, ils prennent une autre dimension et s’avèrent bien utiles aux peintres. Figurer le paysage, c’est s’attacher à ce que l’œil voit, à ce qu’il a vu, à ce qu’il mémorise. La circonscription de l’espace par le regard apparaît alors comme l’étape qui précède une circonscription sur la toile ou la feuille de papier. Les artistes se sont adonnés aux séances d’observation, croquant sur le motif pour ensuite créer dans leur atelier, à partir de ce qu’ils avaient regardé, contemplé, une œuvre fidèle à leurs intentions. Parmi celles-ci nous pouvons dissocier deux types de compositions selon qu’il s’agit de figurer une vue à caractère documentaire ou de représenter un paysage imaginaire créé à partir de différents éléments appartenant à une réalité. Enfin ces fonctions sont également à mettre en lien avec le rôle du paysage : constitue-t-il le sujet de l’œuvre ou est-il le cadre d’une scène historiée ? C’est le parcours que nous proposons de suivre afin de cerner les contours de paysages occidentaux nés du travail de taille de la plaque de cuivre. Les hachures plus ou moins espacées, les lignes, ont créé les reliefs, modulé la lumière et suggéré ou représenté finement les végétaux et leurs feuillages. Les estampes d’interprétation ou d’illustration sont ainsi riches de paysages, même lorsque le format de la page est réduit [6].

 

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[1] R. de Piles, Cours de peinture par principes [1708], éd. J. Thuillier, Paris, Gallimard, 1989, p. 111.
[2] Ibid., pp. 98-99.
[3] Ibid., p. 124.
[4] « Un des aspects majeurs de cette valorisation de la peinture est son association avec les mathématiques et l’optique, sciences qu’Alberti a étudiées à Padoue auprès de Biagio Pelecani, et dont il donne au début du Livre I les rudiments à l’usage des peintres. C’est par cette voie que naît véritablement la "perspective". Cette technique, qui chez les artistes du début du XVe siècle n’avait encore qu’un statut ambigu, entre la recette d’atelier et une rationalité seulement pressentie, trouve dans le traité d’Alberti une véritable détermination conceptuelle, dont l’importance est capitale pour toute théorie future de la peinture » (Ph. Hamou, La Vision perspective (1435-1740), Paris, Payot & Rivages, 1995, p. 69). Voir aussi Fr. Siguret, L’Œil surpris. Paris, Klincksieck, 1993, pp. 63-77.
[5] Alberti, De la peinture-De pictura [1435], trad. Jean-Louis Schefer, Paris, Macula, 1992, p. 153.
[6] Nous pouvons rappeler ici que les paysages miniatures ont constitué de véritables sujets du livre enluminé.