L’œil sollicité, des paysages
et de leurs bâtiments
- Marie-Claire Planche
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Fig. 1. I. Silvestre, Vue du château et bourg
de Tanlay..., s. d.
Fig. 2. L. Meunier, Vue de l’entrée du palais
Pamphili à Rome, s. d.
Fig. 3. J. Lepautre, Jardins d’un palais, s. d.
Fig. 4. S. Vouet et M. Dorigny,
Panneau ornemental, 1647
Fig. 5. S. Vouet et M. Dorigny,
Panneau ornemental, 1647
Si l’espace de la page est celui qui retient notre attention, nous nous sommes quelque peu évadée de celui du livre en nous intéressant dans un premier temps à des estampes qui, soit constituent des feuilles isolées, soit ont été réunies dans des recueils dépourvus de texte. Certaines de ces vues, que nous pouvons qualifier de documentaires sont comme autant de promenades, de souvenirs d’un lieu observé ou parcouru et identifié par la lettre gravée. Les vues topographiques sont exécutées dans un espace délimité, celui que l’artiste a défini, pour embrasser une partie des lieux ou proposer une vue large qui dépasse les limites du terrain de l’endroit figuré. Israël Silvestre, a représenté dans une série de quinze estampes le château bourguignon de Tanlay (fig. 1). Celle que nous avons choisie permet de bien définir les principes des paysages non seulement par rapport à ce que la gravure figure, mais aussi par rapport à la disposition. Dans l’espace du trait carré de l’estampe, le regard embrasse un espace ample, marqué par les mouvements du terrain et surtout par l’indication d’un point de vue. Le premier plan apparaît en effet comme un promontoire sur lequel les personnages tournés vers les champs et le château, guident le regard qui, avant de s’attarder sur les bâtiments, parcourt les prés animés par les activités humaines. Cependant si le lieu de l’observation est signifié, il est également délimité à gauche par la masure et l’arbre gracile qui peut apparaître comme une convention de représentation. Les lignes verticales et sinueuses qu’il dessine sont une manière d’encadrer qui répond aux mouvements moins élevés du monticule de droite. Le terrain du château est quant à lui bordé par des murs que l’édifice dépasse en taille ; il s’agit bien de franchir cette barrière visuelle pour rendre accessible l’architecture du château qui se découvre selon une perspective longitudinale. L’accès à la cour principale de la demeure est marqué par deux pyramides avant le franchissement des douves qui sont alimentées par le cours d’eau à gauche de l’allée du verger. Enfin la ligne sur laquelle s’inscrivent les limites de la propriété est prolongée jusqu’au bourg, dont la verticale du clocher semble répondre à celle de l’arbre. Le panorama est ainsi constitué d’un large paysage dans lequel chaque élément apparaît agréable à l’œil.
Les bâtiments romains et ceux des environs de la ville éternelle ont été régulièrement dessinés dans des compositions qui conservent le souvenir des lieux et apparaissent le plus souvent séduisantes (fig. 2). Les estampes font la part belle aux jardins et à l’agrément, et celle de Louis Meunier partage ce goût avec l’ouvrage de G. B. Falda, Li Giardini di Roma paru en 1683 [7]. Le palais Pamphili est en fait la villa Doria-Pamphili dont les vues ont circulé au cours du XVIIe siècle, offrant différents regards sur l’édifice et ses jardins d’agrément dans lesquels l’aristocratie prend l’air. L’arbre de droite délimite une fois encore la vue sur le jardin, en partie masquée par la volonté d’éviter une perspective frontale. La superficie de l’hortus se devine ample, mais l’œil s’échappe peu, presque contraint de suivre la ligne oblique du palais et arrêté à l’arrière-plan par les arbres touffus, qui suggèrent le traditionnel bosco destiné à circonscrire l’espace des jardins italiens dès la Renaissance. Ainsi ces vues documentaires qui sont comme autant de témoignages de lieux réels constituent-elles un modèle formel pour des compositions cherchant à figurer un paysage à partir de différents éléments. Le site représenté par Jean Lepautre (fig. 3), par l’anonymat du lieu, réunit dans ce cadre octogonal les principes que nous venons d’expliciter : un tableau parfaitement circonscrit mêlant architecture et nature, des personnages qui indiquent la place du spectateur, de hautes frondaisons pour marquer les verticales et enfin un arrière-plan suggérant le lointain. Dans sa bordure la composition fait tout à fait référence aux caissons des plafonds [8] ou aux moulures des boiseries. Les paysages s’y sont souvent épanouis dès la première moitié du XVIIe siècle où le décor de la demeure accueille volontiers des vues, les plaçant à différentes hauteurs : dans la partie médiane des lambris ou en dessus-de-porte. Dans les pièces l’œil se trouve ainsi sollicité par une échappée vers l’extérieur dont la circonscription est alors redoublée par la moulure qui borde, encadre, limite le regard et l’espace, tout en permettant aux lignes perspectives du paysage de mener jusqu’à l’horizon. Ce goût se déploie également dans la poésie contemporaine, celle de Saint-Amant, de Théophile de Viau ou de Jean-François Sarasin :
Tout est rempli de paysages
Dont tous les dessins sont pieux,
La mer, les forêts, les villages
S’y font remarquer à nos yeux,
Tout ce que l’on y voit est rustique
De grandes ruines de brique,
Des vallons, des ruisseaux errants,
Des vieux arbres, de vastes plaines,
Des précipices, des fontaines,
Et des cascades de torrents [9].
Le peintre Simon Vouet est alors chargé, dans ce contexte favorable, d’un décor de grotesques et de petits paysages pour le cabinet des bains d’Anne d’Autriche au Palais-Royal (1646-1647) ; l’ensemble a disparu mais il est connu par les gravures de Michel Dorigny [10], le gendre du peintre (figs. 4 et 5). Le contrat établi pour Vouet et son atelier mentionne ceci : « Comme aussi fera peindre ledit Vouet dedans le milieu des huit panneaux du lambris en forme losangée de petits paysages ou autres sujets pour accompagner le plafond. Sera peint dedans le milieu des trois portes par ledit Vouet de petits paysages ou camaïeux colorés pour mieux diversifier et accompagner le tout » [11]. Les estampes conservent le souvenir d’un décor riche qui associe aux paysages contenus dans les octogones tout un vocabulaire ornemental peuplé de végétaux, de putti, de caryatides ou de figures allégoriques. Les encadrements ou bordures sont multiples, redoublés et à replacer dans l’espace architectural qui se pare de moulures, de corniches relevant d’un travail d’ornemaniste. Les boiseries certainement complétées par un travail de stuc, agrémentées d’or suggèrent un volume qui donne de la profondeur à des compositions affirmant le goût pour les ruines. Le thème de l’eau qui se rapporte à la fonction du lieu fait partie des éléments de décor, par des vues qui mettent en scène des édifices inspirés de l’Antiquité. Sur la première estampe (fig. 4), un temple est suggéré par la colonnade supportant un entablement, laissant à gauche une perspective jusqu’à des collines tandis que les végétaux répondent à ceux qui commencent à pousser entre les pierres. Le second paysage (fig. 5) est, quant à lui, rythmé selon trois plans : le premier est marqué par le haut piédestal derrière lequel des végétaux assurent la transition jusqu’à l’arc, qui forme une ligne horizontale mais laisse voir à travers ses arches un lointain de convention. Le lien avec le registre inférieur est établi par deux allégories aquatiques dont l’urne laisse l’eau s’écouler au-dessus d’un élégant cadre de coquillages accueillant le triomphe de Galatée, un sujet historié qui est l’occasion d’une marine [12]. Quand les paysages terrestres s’insèrent sur un fond d’écailles, la bordure de celui-ci redouble avec élégance le motif ; le cadre apparaît ainsi comme une manière de prolonger l’univers maritime figuré. Parce qu’elles ouvrent des perspectives séduisantes, ces œuvres qui étendent l’espace de la salle qui les accueille, s’affirment également dans leur rapport à la peinture de chevalet ; laquelle se trouve d’une certaine manière achevée par son encadrement. Un encadrement qui résultait pour les peintures sur panneau, d’un travail conjoint avec le menuisier [13]. Enfin cette composition nous permet d’envisager le second point de notre réflexion, qui s’attache au rôle du paysage dans les scènes à figures, celles dans lesquelles les personnages sont au premier plan.
[7] Louis Meunier a édité vers 1655 un recueil de cinquante-cinq estampes : Vues des différents palais et maisons de plaisance des rois d’Espagne. G. B. Falda, Li giardini di Roma con le loro piante alzate e vedute in prospettiva, Rome, Giovanni Giacomo de Rossi, s. d. [1683].
[8] Voir le catalogue d’exposition dirigé par B. Gady, Peupler les cieux. Les plafonds parisiens au XVIIe siècle. Paris, Louvre éditions, 2014.
[9] J.-Fr. Sarasin, Œuvres, [1656], éd. Paul Festugière, Paris, Champion, 1926, t. 2, p. 215.
[10] La reine s’installa au Palais-Royal en 1643 après la mort du roi Louis XIII et fit aménager un appartement remarqué. On consultera Michel Dorigny d’après Simon Vouet, Livre de diverses grotesques peintes dans le cabinet et bains de la reyne régente, au palais royal par Simon Vouet. Paris, Aux galeries du Louvre, 1647. Le recueil contient quinze estampes. Voir Tony Sauvel : « Il y avait surtout le cabinet des bains de la reine. Elle aimait le faire admirer. Un recueil du graveur Dorigny nous a conservé l’image des « diverses grotesques » dont Simon Vouet et ses collaborateurs avaient couvert ses murs et qui combinaient avec grâce des rinceaux, des figures et des paysages » (« De l’hôtel de Rambouillet au Palais-Cardinal », Bulletin monumental, 1960, 118-3, p. 188). La réalisation de Vouet a trouvé peu après un écho dans la celle du cabinet de l’Amour de l’hôtel Lambert orné de grotesques sur fond d’or et comportant dans la partie médiane des lambris des paysages exécutés par les paysagistes les plus renommés du XVIIe siècle. L’ensemble est connu par la gravure de Bernard Picart datée 1700-1720.
[11] R.-A. Weigert, « Deux marchés passés par Simon Vouet pour les décorations de l’appartement d’Anne d’Autriche au Palais-Royal », Bulletin de la Société de l’Histoire de l’Art français, 1951, pp. 101-105. Les contrats sont passés en 1645. Voir aussi : C. Pascal, « Représenter la Régence ? : image(s) de reine(s) dans les Eloges des douze dames illustres grecques, romaines et françoises dépeintes dans l’alcove de la reine (1646) », dans Les Femmes et l’écriture de l’histoire (1400-1800), J.-Cl. Arnould et S. Steinberg (dir.), Mont Saint-Aignan, Publications des Universités de Rouen et du Havre, 2008, pp. 89-102.
[12] Ce sujet qui avait déjà été peint par Vouet et gravé par Dorigny en 1644.
[13] Voir V. Stoïchita, L’Instauration du tableau. Genève, Droz, 1999. Il rappelle les principes d’encadrement dans le chapitre « Marge », faisant notamment référence au travail d’encadrement à travers la célèbre lettre de Poussin à Chantelou, destinataire des Israélites recueillant la manne dans le désert, pp. 89-90.