Adaptant ses idées à des inventions de toute nature, Pellerin réutilisera ensuite cette structure pour un encadrement appartenant à l’imagier de la rue Montorgueil Marin Bonnemer (fig. 10) [19]. Dans les deux cas, le décor est disposé autour de l’ouverture ovale entourée d’un filet décoratif. Le haut et le bas de la planche sont marqués de mascarons à tête de faune, d’ange ou au visage féminin, agrémentés de motifs de palmettes. Ces derniers apparaissent également sur les côtés du cadre, près des mascarons aux têtes de lions.
Les imagiers de la rue Montorgueil entretenaient en effet des échanges réguliers avec les spécialistes du monde du livre et jouaient parfois eux-mêmes le rôle de libraires-imprimeurs. La double activité de certains d’entre eux influençait l’esthétique de leurs éditions, ce qui se traduit par la prédominance de l’image sur le texte et par le goût pour un décor abondant, avec de larges encadrements figuratifs accompagnant toutes les pages de leurs éditions.
Quant à Pellerin, il semble avoir fait son entrée dans le domaine de l’imagerie vers 1564. Nous savons qu’à cette date, lors d’un voyage à Paris, un graveur d’origine française installé à Londres, Gilles Godet, vendit à trois confrères, dont François Desprez, les planches de la série de Douze mois de l’année gravées d’après des modèles de l’artiste [20]. Nous ignorons cependant si à cette époque Godet connaissait Pellerin personnellement, car c’est à peu près au même moment que ces compositions, gravées sur cuivre par Etienne Delaune, commencèrent à circuler à Paris sous forme d’estampes [21]. Lors du même voyage, Godet signa un contrat avec le libraire parisien André Wechel pour la publication du livre d’anatomie de Jacques Grévin [22] dans lequel il s’engagea à tailler sur cuivre quarante planches d’illustrations. Par ailleurs, l’édition de ce livre s’ouvre sur une grande composition gravée pour l’occasion d’après un dessin de Pellerin et représentant les armes du dédicataire [23]. Nous pouvons ainsi imaginer que même si Godet et Pellerin ne se connaissaient pas auparavant, ils purent se rencontrer par l’intermédiaire du libraire.
Vers 1564, Wechel, Godet et Desprez formèrent une association d’imprimeurs qui commanda par la suite à l’artiste le décor de leurs livres et des compositions pour l’imagerie : l’année suivante, Wechel imprima un Nouveau Testament au format in-16, comportant un encadrement de page de titre aux figures de la Justice, de la Charité et de la Religion, dessiné par Pellerin [24], tandis que François Desprez et Gilles Godet s’associèrent à Marin Bonnemer pour l’exploitation de trois séries de planches gravées, dont L’Histoire de l’enfant prodigue et La Vie de Joseph, également de son invention [25].
Après l’impression de ces séries d’estampes, François Desprez décida à nouveau de solliciter le peintre pour intégrer le projet de publication du Recueil des effigies des roys de France, qui vit le jour en 1567 [26]. Le décor de ce livre se rattache clairement à l’esthétique des inventions de Pellerin pour les imagiers de la rue Montorgueil, notamment grâce à six bordures figuratives qui décorent toutes les feuilles de cette édition. Ainsi, le cadre à fond noir agrémenté d’un mascaron en tête et de deux termes sur les côtés rappelle celui de la série de L’Histoire de l’enfant prodigue (figs. 11 et 12) [27]. Un autre encadrement, au motif d’acanthe, au mascaron de faune en haut et deux têtes féminines sur les côtés rappelle les motifs du décor de La Vie de Joseph (figs. 13 et 14 ) [28]. Les fleurs intercalées des bandeaux de l’un des encadrements du Recueil peuvent également être retrouvés dans l’estampe de L’Annonciation, toujours de l’invention de Pellerin, imprimée par Germain Hoyau et Mathurin Nicolas (figs. 15 et 16 ) [29]. Remarquons par ailleurs que ces deux imagiers partageaient leur boutique avec François Desprez et intégrèrent rapidement le cercle des commanditaires de l’artiste. Enfin, le motif des figures allégoriques représentées debout, dans les parties latérales du cadre, ou allongées, en bas de la page, et inscrites dans des cartouches, fut repris par Pellerin dans sa série de l’Histoire de David (figs. 17 et 18 ) [30]. Afin de diversifier encore plus le décor du Recueil, l’artiste prévit même l’exécution de planches composites. En effet, les allégories des fleuves et des sources destinées aux cartouches inférieurs de certains cadres, furent gravées sur des planches à part et étaient donc interchangeables.
Desprez semble avoir été satisfait des services de Pellerin, puisqu’il publia en 1576 les Heroicos hechos et vidas des varones yllustres de Thomas Espinosa [31], qui respectent le même schéma de décor. Nous ignorons si l’artiste, mort en 1575, vit l’achèvement des travaux de gravure, mais l’une des huit bordures de cet ensemble, décorée des figures de Victoires portant des couronnes de laurier, est datée de 1568 (fig. 19). Cela laisse supposer que les travaux sur la nouvelle édition commencèrent presque immédiatement après la publication du Recueil des effigies des roys.
La proximité esthétique des éditions de François Desprez avec celle de l’imagerie résulte de plusieurs facteurs. Tout d’abord, elle est due aux goûts personnels du libraire : habitué au décor abondant et dense de la production de la rue Montorgueil, il voulut sans doute le transposer dans le livre et, pour ce faire, il s’adressa à l’artiste qu’il connaissait et avec lequel il avait déjà collaboré. Mais il se trouve aussi que la méthode de travail de Pellerin, consistant en la réutilisation des mêmes compositions et motifs pour les inventions de nature diverse, permettait cette ressemblance du décor et constituait ainsi un deuxième facteur d’importance.
Les libraires et les imprimeurs n’étaient pas les seuls commanditaires des planches gravées. Dans son ouvrage consacré à l’imprimerie parisienne de la Renaissance, Annie Charon a démontré l’importance des auteurs dans la préparation des publications [32]. En effet, ils pouvaient eux-mêmes obtenir les privilèges pour la publication de leurs œuvres, choisir l’imprimeur et même fournir le matériel typographique nécessaire. Certains auteurs étaient ainsi propriétaires des planches gravées destinées au décor de leurs livres. Ils pouvaient fournir leur portrait, un encadrement spécifique destiné à leurs publications, les éléments décoratifs marqués de leurs initiales ou toute une série d’illustrations taillées sur leur commande.
[19] M. Grivel, G.-M. Leproux et A. Nassieu Maupas, Baptiste Pellerin et l’art parisien de la Renaissance, Op. cit., 2014, p. 73 et ill. 74 ; Séverine Lepape, Gravures de la rue Montorgueil, Op. cit., n. 19.
[20] Arch. nat., Min. cent., XXXIII, 49, 1564, 24 août, publié dans M. Grivel, « Un graveur parisien à Londres au XVIe siècle : l’exemple de Gilles Godet (v. 1510 ? -v. 1571) », Documents d’histoire parisienne, 12, 2011, pp. 20-21 ; S. Lepape, Gravures de la rue Montorgueil, Op. cit., n. 154-165.
[21] La Gravure française à la Renaissance à la Bibliothèque nationale de France, cat. de l’exposition, Los Angeles, UCLA/ New York, The Metropolitan Museum of Art/Paris, BnF (1 novembre 1994-1 janvier 1995/ 12 janvier-19 mars 1995/20 avril-10 juillet 1995), Los Angeles, Grunwald Center for the Graphic Arts, University of California, 1994, nn. 106-109 ; M. Grivel, G.-M. Leproux et A. Nassieu Maupas, Baptiste Pellerin et l’art parisien de la Renaissance, Op. cit., pp. 69-70 ; Graver la Renaissance. Etienne Delaune et les arts décoratifs, Op. cit., Cat. 37a.
[22] Arch. nat., Min. cent., LXXIII, 58, 1564, 22 août, publié dans M. Grivel, « Un graveur parisien à Londres au XVIe siècle : l’exemple de Gilles Godet (v. 1510 ? –v. 1571) », art. cit., p. 20.
[23] Il s’agit de Philippe de Boulainvilliers-Dammartin.
[24] Nous remercions Geneviève Guilleminot-Chrétien de nous avoir signalé cette édition.
[25] M. Grivel, « Un graveur parisien à Londres au XVIe siècle : l’exemple de Gilles Godet (v. 1510 ? –v. 1571) », art. cit., p. 13 ; S. Lepape, Gravures de la rue Montorgueil, Op. cit., n° 134-139 ; 128-132.
[26] R. Mortimer, French XVIth Century Books. Harvard College Library. Department of Printing and Graphic Arts, Cambridge, Harvard university press, 1962, n° 454. Didot l’attribuait à Jean Cousin (voir A. Firmin-Didot, Etude sur Jean Cousin suivie de notices sur Jean Le Clerc et Pierre Woeiriot, Paris, A. Firmin Didot, 1872, pp. 213-214) ; A. Baydova, « Baptiste Pellerin et l’iconographie des rois de France », Documents d’histoire parisienne, no 15, 2013, pp. 25-39 ; S. Lepape, Gravures de la rue Montorgueil, Op. cit., n° 88.
[27] Voir par exemple Ibid., n° 136.
[28] Voir par exemple Ibid., n° 131.
[29] Ibid., n° 265.
[30] Ibid., n° 607-612.
[31] Ibid., n° 89.
[32] A. Parent-Charon, Les Métiers du livre à Paris au XVIe siècle (1535-1560), Genève, Droz, 1974, pp. 97-121.