Le tableau-reliquaire,
un dispositif à transformations

- Brigitte Roux
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Fig. 8. Triptyque Guennol, v. 1160-1170

Figs. 9. Triptyque de la Sainte Croix, v. 1160-1170

Fig. 10a. Tableau-reliquaire du voile de la Vierge, v. 1410

Fig. 10b. Tableau-reliquaire du voile de
la Vierge
, v. 1410

Le reliquaire de Jaucourt relève d’une tendance s’affirmant au cours de la deuxième moitié du XIIIe siècle qui consiste à faire porter et présenter les réceptacles à reliques par des figures, en particulier par des anges [22]. L’origine de ce mode de présentation dérive probablement de certains triptyques-reliquaires produits dans la région mosane au cours du XIIe siècle où des anges portant les instruments de la Passion flanquent la staurothèque proprement dite [23]. Le triptyque-reliquaire Guennol (fig. 8), vers 1160-1170 [24], et celui contemporain de la Sainte Croix au Musée Curtius de Liège (fig. 9) [25] nous serviront d’illustration. Dans la liturgie ordinaire, les triptyques sont fermés ; les panneaux centraux étant ainsi recouverts, seuls les tympans avec la représentation du Christ ressuscité, émaillé dans l’exemple de Guennol, avec un relief dans celui de Liège, demeurent visibles et annoncent la splendeur de l’intérieur [26]. Avec l’ouverture des volets se découvrent non seulement le fragment de la Vraie Croix (manquant aujourd’hui dans le triptyque Guennol), mais aussi l’or et les émaux lumineux de l’intérieur. Un tel contraste entre l’intérieur et l’extérieur, notamment en termes de préciosité et de lumière, devait certainement frapper les spectateurs. On note par ailleurs un rapport d’analogie entre le mouvement d’ouverture du triptyque et la cérémonie liturgique de l’adoration de la croix, où celle-ci est précisément dévoilée afin d’être adorée.

En plus d’abriter des reliques, l’intérieur présente l’iconographie du Jugement dernier, émaillée pour l’un, en relief pour l’autre, une iconographie qui a déjà été analysée à plusieurs reprises par les chercheurs [27], tandis que la question de l’insertion du compartiment à reliques demeure moins questionnée, à l’exception notable de Cynthia Hahn [28]. Dans les deux cas, le fragment de la Vraie Croix est enchâssé dans un tableau rectangulaire fermé par un cristal de roche. Ce tableau miniature – un tableau dans un tableau – est soutenu par deux anges, qui effectuent le même geste de présentation en touchant, voire en désignant, le cadre autour de la relique. Le redoublement des cadres en surface de ces objets ne constitue-t-il pas la traduction bi-dimensionnelle de l’enchâssement de boîtes que l’on trouve dans les reliquaires les plus anciens, tel l’exemple paradigmatique d’un reliquaire de Varna (vers 350-450, Varna, Musée d’archéologie) [29] ? Il est constitué de l’enchâssement d’une petite boîte en or contenant trois reliques (un doigt, un fragment d’omoplate et de bois), dans une plus grande en argent, elle-même déposée dans un petit sarcophage en marbre. L’alternance des matériaux de l’extérieur à l’intérieur obéit à une hiérarchie ascendante, où le matériau le plus précieux est paradoxalement dérobé à la vue. Cet exemple n’est pas unique comme le fait remarquer Holger A. Klein, qui rappelle que ce type de reliquaire enchâssé est le plus souvent déposé dans un autel, ce qui le soustrait définitivement à la contemplation des fidèles [30]. A l’inverse dans les triptyques mosans, l’enfouissement se limite à la fermeture des volets et l’enchâssement à une succession de cadres, lesquels rendent visibles et focalisent l’attention sur les reliques. On constate donc un changement net dans le mode de présentation des reliques : enfouies et par conséquent invisibles pour les reliquaires les plus anciens, elles affleurent à la surface et se révèlent grâce à une simple manipulation dans ces exemples mosans du XIIe siècle.

Dans le triptyque conservé à Liège, les fragments de la Vraie Croix sont enchâssés dans une petite croix ornée de pierres précieuses datant de la période ottonienne [31]. Il s’agit d’un véritable reliquaire parlant, dans le sens où il y a une correspondance exacte entre la matière et la forme. En outre, l’inscription « LIGNU[M] VIT[A]E » qui se détache de part et d’autre de la croix confirme cette identité. La relique s’inscrit sur un axe vertical signifiant qui débute en bas du panneau central, par la représentation au repoussé de cinq saints placés sous une arcature avec l’inscription « RESURRECTIO SANCTORUM ». Au-dessus se trouve une ouverture circulaire couverte d’un cabochon de cristal où sont conservés des reliques, un fragment du crâne de saint Jean-Baptiste et la dent de saint Vincent, puis vient le tableau avec la Vraie Croix, surmonté d’une allégorie de la Miséricorde réalisée en émail, et enfin dans le tympan semi-circulaire, le Christ ressuscité à mi-corps. Dans ce parcours ascendant, la croix est le moyen par lequel la résurrection advient. C’est aussi l’un des symboles de la Passion et, à ce titre, elle figure, sur un axe horizontal cette fois, parmi les autres instruments de la Passion, avec le seau rempli de vinaigre, les clous et la couronne, représentés en repoussé au pied de la croix. Ce faisant, la relique tout en gardant sa dimension objectale fait également « image » comme les autres instruments de la Passion, figurés ceux-là. Signifiante du point de vue iconographique dans le récit de la Passion (sur un axe horizontal) et de la Rédemption (sur un axe vertical), elle s’impose aussi comme objet d’adoration. Prisonnière de son cadre, sa matière s’affirme à la fois en tant que relique et en tant qu’image.

 

Reliques et images

 

De tels rapprochements entre relique et image vont s’intensifier au cours de siècles suivants, jusqu’à se superposer l’une à l’autre comme le montre un reliquaire de la basilique Notre-Dame à Tongres (aujourd’hui conservé au Teseum). Il s’agit du tableau-reliquaire du voile de la Vierge (fig. 10a). Réalisé vers 1410, il adopte la forme du triptyque, et exploite quelques-uns des mécanismes que nous avons observés dans les tableaux orfévrés. Le premier inventaire du trésor de la basilique de Tongres, rédigé en 1433, le recense ainsi : « tabula lignea depicta in qua de peplo beate virginis Marie petia pendet » (« un tableau en bois peint où pend une portion du voile de la sainte Vierge Marie ») [32]. Ouvert il présente au centre le voile de la Vierge – sous la forme d’un petit rectangle de tissu blanc –, et sur les volets latéraux l’Annonciation (à gauche l’archange, à droite la Vierge). Le panneau central est amovible, et lorsqu’il est ôté, il découvre une image peinte représentant deux anges, issus à mi-corps de nuées, qui portent un carré entièrement blanc, l’image de la relique textile (fig. 10b) [33].

 

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[22] G. Distefano, « Il reliquiario con angeli in età gotica. Un modello d’orafo da Parigi all’Italia », Mitteilungen des Kunsthistorischen Institutes in Florenz, vol. LXIII, n° 3, 2021, pp. 295-324.
[23] Ph. Verdier, « Les staurothèques mosanes et leur iconographie du Jugement dernier », Cahiers de civilisation médiévale, n° 62, 1973, pp. 97-121 [en ligne. Consulté le 10 novembre 2022].
[24] Ornamenta ecclesiae. Kunst und Künstler der Romanik, vol. 3, Köln, 1985, H 39.
[25] Ibid., H 36.
[26] Les revers des volets du triptyque de Liège ont entièrement perdu leur décor original, tandis que ceux de Guennol sont recouverts d’un motif ornemental.
[27] Ph. Verdier, « Les staurothèques mosanes... », art. cit. ; W. S. Monroe, « The Guennol Triptych and the Twelfth-Century Revival of Jurisprudence » dans E. C. Parker et M. B. Shepard (éd.), The Cloisters. Studies in Honor of the Fiftieth Anniversary, New York, The Metropolitan Museum of Art, 1992, pp. 167-177 [en ligne. Consulté le 10 novembre 2022] ; Ph. George, « “Sur la terre comme au ciel” : l’évêque de Liège, l’abbé de Stavelot-Malmédy, le droit, la justice et l’art mosan vers 1170 », Cahiers de civilisation médiévale, n° 56, 2013, pp. 225-253 [en ligne au format PDF. Consulté le 10 novembre 2022] ; M. Angheben, « Les reliquaires mosans et l’exaltation des fonctions dévotionnelles et eucharistiques de l’autel », Codex Aquilarensis, n° 32, 2016, pp. 171-208 [en ligne. Consulté le 10 novembre 2022] ; Treasures of Heaven, Op. cit., n°89.
[28] C. Hahn, « Theatrically, Materiality, Relics: Reliquary Forms and the Sensational in Mosan Art » dans F. Griffiths et K. Starkey (dir.), Sensory Reflections : Traces of Experience in Medieval Artifacts, Berlin, De Gruyter, 2018, pp. 142-162 (en part. pp. 160-162).
[29] H. Buschhausen, Die spätrömischen Metallscrinia und frühchristlichen Reliquiare, Wien, Byzantinische Studien, 1972, vol. 1, pp. 263-265.
[30] H. A. Klein, « Materiality and the Sacred. Byzantine Reliquaries and the Rhetoric of Enshrinement » dans C. Hahn et H. A. Klein (éd.), Saints and Sacred Matter, The Cult of Relics in Byzantium and Beyond, Washington, Dumbarton Oaks Research Library and Collection, 2015, pp. 231-252 (cit. p. 239).
[31] H. Westermann-Angerhausen, « Das ottonische Kreuzreliquiar im Reliquientriptychon von Ste Croix in Lüttich », Wallraf-Richartz-Jahrbuch, 1974, vol. 36, pp. 7-22.
[32] C. Stroo (éd.), Pre-Eyckian panel painting in the Low Countries, I Catalogue, Brussels, Centre for the Study of Fifteenth-Century Painting in the Southern Netherlands and the Principality of Liège, 2009, pp. 420-446 (ici p. 423).
[33] Le semis de fleurs de lys et de points rouges est un ajout ultérieur (Ibid., p. 427).