Le tableau-reliquaire,
un dispositif à transformations

- Brigitte Roux
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Fig. 5. Reliquaire de Notre-Dame de Termonde,
XIIIe siècle

Fig. 6. Reliquaire portatif, 1414

Fig. 7. Reliquaire de Jaucourt, 1340-1360

Une tension comparable anime le reliquaire de Notre-Dame de Termonde, qui n’est pas un tableau-reliquaire à proprement parler, mais dont le fonctionnement est identique [18]. Remontant au 2e quart du XIIIe siècle, il a été profondément remanié, avec l’adjonction, probablement au XIXe siècle, du pied en cuivre doré et des boules de cristal. A l’origine, il se composait uniquement de l’hexalobe réalisé en argent doré. L’une de ses deux faces s’ouvre sur une petite collection de reliques, distribuées dans des compartiments individuels, hiérarchisées et désignées par des inscriptions : « DE LIGNO DOMINI / DE S[AN]C[T]A MARIA MAGDALENA / DE S[AN]C[T] O STEPHANO / DE S[AN]C[T]O JACOBO / DE S[AN]C[T]O PHILIPPO / DE S[AN]C[T]O BARTHOLOMEO / DE CORPORE BEATAE MARGARETE » (fig. 5). Situé dans une ouverture cruciforme, le bois de la Vraie Croix occupe le centre, tandis que les autres reliques se logent dans les lobes extérieurs percés de formes irrégulières. La plaque montée en charnière qui couvre cette surface est entièrement filigranée. Au revers se trouve la représentation du Christ en majesté sur un fond de rinceaux niellés entouré de bustes de saints et d’allégories. Il s’y observe une hiérarchie similaire à celle de l’avers avec, au centre, le Christ et, en périphérie, les saints, lesquels n’entretiennent toutefois pas de lien direct avec les reliques contenues dans cet objet. Il est intéressant de souligner ici la distinction entre les images et les reliques, les premières n’étant pas identiques aux secondes. Comme dans le tableau-reliquaire de Cleveland, ce sont les inscriptions et non les images qui identifient les reliques. Celles-ci s’appréhendent toutefois à des niveaux divers : immédiatement visibles sur la surface du tableau-reliquaire, elles exigent une manipulation pour être découvertes dans le phylactère de Termonde. Dans les deux exemples toutefois, les reliques elles-mêmes se dérobent à la contemplation directe, suscitant en retour une appréhension qui ne passe pas par les sens corporels, mais spirituels. Ainsi donc, si conformément à la pensée augustinienne, on ne peut pas penser les choses dont on n’a pas fait l’expérience, la révélation des reliques à travers la vue, mais aussi le toucher, engage à la connaissance de ce qui est au-delà du visible [19].

La disjonction entre image et relique n’est pas la règle comme le montre un tout petit reliquaire portatif en argent (4,8 x 4,8 cm). Il est doté d’une inscription sur le revers : « Ces saintes reliques / furent données de / madame Marie / de France à / Jehan Nicolas son orfèvre / le jour de l’Ascenpcion / N[o]tre Seigneur mil / CCCC et XIIII /1414 ». Sur la face avant, divisée en neuf compartiments, ont été gravées les figures saintes – Vierge à l’Enfant, Crucifixion, saint Jean-Baptiste, sainte Catherine, saint Jacques, saint Louis, saint Laurent, saint Nicolas et sainte Apolline (fig. 6) [20]. Lorsqu’on retire le couvercle, apparaissent les reliques correspondantes, chacune identifiée par une authentique et rangée dans une des cases intérieures de la petite boîte. Quand le reliquaire est fermé, il revient donc aux images gravées sur la face antérieure de désigner et d’individualiser son contenu selon une correspondance exacte, terme à terme. Quant à l’inscription, placée au revers – donc le plus souvent dérobée à la vue, elle a une valeur d’authentification, mais aussi une fonction performative, au même titre que les images. Images et inscriptions rendent présent et activent la matière sacrée qu’elles désignent.

 

Mise en scène

 

Les différents exemples vus jusqu’à présent jouent avec les couvercles, les volets ou les portes. Leur manipulation non seulement conduit le regard vers l’intérieur de l’objet, au plus proche du saint des saints, mais aussi déploie plusieurs états intermédiaires qui sont autant de paliers – ou d’arrêts sur image – témoignant des différents régimes de visibilité à l’œuvre. Une mobilité semblable se découvre dans le reliquaire dit de Jaucourt (fig. 7). Réalisé par un orfèvre champenois entre 1340 et 1360, il se compose du remploi d’un tableau-reliquaire byzantin de la fin du XIIe ou du début du XIIIe siècle, qui est fiché sur un fût rectangulaire et porté par deux anges agenouillés sur un entablement soutenu par des lions. Comme le précise l’inscription en français, placée sur la partie avant de l’entablement, un tel montage a été motivé par la propriétaire de la staurothèque, Marguerite Darc, épouse d’Erard II de Jaucourt, qui escompte grâce à cette commande avoir une bonne vie et une bonne mort : « CEST SAINTUAIRE OU IL A DE LA VRAIE CROIS FIST AINSI A ESTOFER NOBLE DAME MADAME MARGUERITE DARC DAME DE IAUCOURT PRIES NOSTRE SEIGNEUR POUR LI QUI LI DOINT BONE VIE ET BONE FIN AMEN ». D’après le Dictionnaire du moyen français, le terme « estoffer » signifie « pourvoir d’ornement ». En quoi consiste cet ornement ? Comment l’orfèvre met-il en scène le tableau-reliquaire ?

Avant de répondre à ces questions, quelques mots sur le tableau-reliquaire lui-même. Il contient, en plus d’une parcelle de la Vraie Croix, d’autres reliques qui étaient placées dans les deux cellules fermées par des brides en sautoir. Contrairement aux staurothèques byzantines, la croix est ici inamovible ; de même les deux logettes inférieures immobilisaient leur contenu qui a depuis disparu [21]. Autour des reliques, les archanges Michel et Gabriel représentés en buste surmontent respectivement l’empereur Constantin et sa mère Hélène – réputée avoir inventé le bois de la Vraie Croix – qui se tiennent de part et d’autre du réceptacle de la relique. Sur le couvercle, la même composition est reproduite : deux anges en buste volent au-dessus de la Vierge et de saint Jean, placés au pied de la croix qui devait afficher à l’origine une image du crucifié. Les personnages représentés à l’intérieur de la boîte désignent de la main la relique, tout comme celles du couvercle se tournent vers son image. Cette gestuelle de présentation, dirigée vers la croix, qu’il s’agisse de la relique réelle ou de son image, est redoublée par les deux anges agenouillés de chaque côté de la staurothèque qui la soutiennent d’une main. Cette paire d’anges, comme les déictiques qui apparaissent presque systématiquement dans les inscriptions – dans le cas présent cest saintuaire –, fonctionne en tant qu’agent de présentation et d’actualisation. Il s’agit en outre de la mise en abîme de la présentation réelle : tout comme la dévote Marguerite Darc fait glisser le couvercle pour découvrir ce qui se cache au-dessous, les anges invitent à pénétrer l’épaisseur du reliquaire. La transformation de la staurothèque byzantine a donc consisté en la mise en valeur de son dispositif d’ouverture par sa ré-inscription dans un nouveau cadre – un « re-cadrage » – plus ample, formé par les anges et par le socle. Sa fixation et son immobilisation sur un socle le transforment en un objet d’exposition, d’ostension. L’appréhension de ce reliquaire s’accomplit à la façon d’un pèlerinage, par étapes successives, allant d’une extériorité immédiate à une intériorité lentement dévoilée. Autrement dit encore, celui qui regarde est invité à passer à travers une série de cadres matériels, figuratifs, scripturaux, qui sont enchâssés les uns dans les autres, appelant la mise en mouvement de tous les sens du dévot.

 

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[18] E. Taburet-Delahaye, L’Orfèvrerie gothique au Musée de Cluny, Paris, Réunion des Musées Nationaux, 1989, n° 7 ; Ch. Descatoire, Une Renaissance. L’art entre Flandre et Champagne, 1150-1250, Paris, Réunion des Musées nationaux, 2013, n° 92.
[19] M. Carruthers, « Intention, sensation et mémoire dans l’esthétique médiévale tardive », dans E. Palazzo (dir.), Les cinq sens au Moyen Age, Paris, Le Cerf, 2016, pp. 59-77.
[20] E. Taburet-Delahaye, « L’orfèvre Jean Nicolas et deux clients princiers : Marie de France et Louis de Guyenne », Revue du Louvre et des musées de France, 2001, n° 5, pp. 29-34.
[21] J. Durand, « Les reliques du reliquaire de Jaucourt », Mélanges Catherine Jolivet-Lévy (Travaux et Mémoires, 20/2), Paris, 2016, pp. 127-153 ; Byzance, l’art byzantin dans les collections publiques françaises, Paris, Réunion des musées nationaux, 1992, pp. 335-336 ; Les Fastes du gothique, le siècle de Charles V, Paris, Réunion des musées nationaux, 1981, n° 181.