Ebauches de portraits de pays en collections de récréation et d’instruction
Les collections d’ouvrages relevant des bibliothèques d’instruction et de divertissement se multiplient en Espagne dans la seconde moitié du XIXe siècle. Leur repérage est encore approximatif dans la mesure où cela nécessite de parcourir les catalogues de bibliothèque, d’éditeurs et surtout la presse contemporaine pour les recenser avec les titres qui les composent. Les encarts publicitaires sont une source particulièrement riche car ils mettent en avant, par la typographie, des caractéristiques propres à attirer le client lecteur et nous renseignent sur un aspect de la réception des romans.
Ces collections réunissent des ouvrages souvent traduits du français et de l’anglais et s’inspirent de modèles étrangers que nous préciserons plus loin. Les titres des collections d’ouvrages éducatifs traduisent l’impératif de l’époque : il s’agissait certes d’instruire par des lectures amènes, mais surtout de répandre une série de maximes de bonne conduite individuelle et sociale et, c’est notre hypothèse, de contribuer à définir les contours d’une culture nationale susceptible de rassembler autour de référents communs. Plusieurs collections correspondent à ces projets, dont nous proposons une première liste non exhaustive :
- La « Biblioteca para todos », « colección de obras de honesto recreo y de amena instrucción (…) de los mejores autores de todos los países » [« Bibliothèque pour tous » : collection d’œuvres d’honnête récréation et d’instruction amène (…) des meilleurs auteurs de tous les pays] publiée à Barcelone par l’éditeur Salvador Manero, sous la direction de Francisco José Orellana, fait l’objet d’un article dans le Diario de Menorca [10] qui insiste avant tout sur le bas prix de cette collection en tout point avantageuse, au service des « amoureux de la lecture » qui y trouveront de quoi satisfaire leur appétit de savoir et de sain divertissement. Cet avantage économique est fréquemment avancé comme élément notable et remarquable qui justifierait presqu’à lui seul la souscription à la collection,
- La « Biblioteca de la Juventud », chez Rosa y Bouret à Paris (1857-187?), qui reprend beaucoup de titres français du catalogue des frères Ardant (avec la précision « traducción católica » – traduction catholique [sic]),
- La « Biblioteca económica de instrucción y de recreo » et la « Biblioteca de instrucción y recreo » (1851-193?) dont nous reparlerons plus loin,
- La « Biblioteca selecta para los niños » chez Garnier Hermanos (1890/1891),
- Et enfin deux collections sur lesquelles nous allons davantage nous attarder, la « Biblioteca ilustrada » de Gaspar y Roig (Madrid, 1851-188?), cas significatif de composition d’une collection dans une intention d’éducation à un regard sur le monde et sur l’Espagne, et la collection « La Maravilla », à Barcelone (1861), dirigée par Miguel de Rialp. Cette dernière, éditée par la librairie El Plus Ultra à Barcelone est particulièrement intéressante dans la mesure où l’éditeur ajoute un sous-titre aux romans publiés afin de donner du sens à leur insertion dans la collection.
La volonté d’offrir des portraits de pays par le biais de la description de leurs coutumes est manifeste dans ces sous-titres. Ainsi, le roman de F. Gerstaecker, Los Piratas del Mississipi est-il accompagné du sous-titre « descripción de costumbres norteamericanas » [description de coutumes nord-américaines]. Le roman de Paul Féval, Enrique de Bretaña el emplazado [11] a pour sous-titre « costumbres bretonas de la Edad media » [coutumes bretonnes du Moyen Age], le roman de E. About, El rey de las montañas, celui de « descripción de costumbres griegas » [description de coutumes grecques] et enfin, les Memorias de un cazador [Mémoires d’un chasseur] d’Ivan Tourgueniev est qualifiée de « completa descripción de costumbres rusas » [description complète des coutumes russes]. La réception des romans est ainsi orientée vers un aspect du récit : sa capacité à informer sur des coutumes étrangères, à « instruire » plus qu’à divertir. La collection se donne une identité singulière ; le choix du terme « coutumes » n’est pas anodin pour le public espagnol, le « costumbrismo » étant un courant littéraire en vogue à l’époque, qui se penche surtout sur les coutumes des régions d’Espagne afin d’en révéler la singularité et afin de composer le tableau d’une Espagne plurielle, vivante des différences qui en fondent l’identité.
Le cas de la « Biblioteca ilustrada » (1851-1880) de l’éditeur Gaspar y Roig à Madrid, collection qui regroupe des œuvres variées, allant d’œuvres historiques au roman contemporain, est sans doute le plus significatif de cette volonté d’éduquer le regard autant sur l’Espagne que sur l’ailleurs. Deux époques se distinguent dans cette collection. Entre 1851 et 1868, la collection propose des références des grandes autorités de l’histoire littéraire espagnole (Juan de Mariana, Cervantes, Espronceda) qui côtoient des écrivains contemporains, espagnols (Manuel Fernandez y Gonzalez, Antonio Ribot y Fontsere) ou étrangers (Victor Hugo, Washington Irving). Cette variété pourrait faire accroire que cette collection invite à s’ouvrir au monde, mais il s’agit surtout d’orienter le regard vers la contemplation de soi, en tant qu’Espagnol et individu formant partie d’une nation encore en cours d’édification, et dont l’histoire, les contes traditionnels, les portraits de types et la description des coutumes vont servir de creuset à l’élaboration d’un miroir mémoriel et identitaire. Dans les récits tels Los españoles pintados por sí mismos [12] [Les Espagnols peints par eux-mêmes] relevant du « costumbrismo », le regard du lecteur se tourne vers un présent balisé par une série d’observations qui tendent à englober les traits particuliers des personnages pour ébaucher des traits typiques ayant sans doute une vertu rassérénante alors que la vie politique agitée et instable imprègne une société inquiète. Le monde décrit par cette littérature n’éveille aucun sentiment d’étrangeté, même si elle nourrit une certaine curiosité pour l’autre. Le ton souvent bienveillant et amusé du narrateur contribue à créer un espace de confort pour le lecteur placé en position d’observateur non compromis. De même on pourrait avancer que la publication importante de contes, traduits ou non, tend à promouvoir une approche anhistorique du monde, dont les piliers seraient construits à partir de récits existants « depuis toujours » et exprimeraient en filigrane l’essence des peuples qui les composent. L’offre d’ouvrages sur l’Espagne, ses monuments et ses coutumes, est ainsi très importante dans cette collection, mais notre hypothèse reste à confronter à l’étude de la part que pourrait occuper cette thématique de façon plus générale dans la production éditoriale de la seconde moitié du XIXe siècle en Espagne. Les autres cultures et pays sont également abordés par leur histoire, par leur passé ou leurs traditions, bien plus que par les réalités de la vie contemporaine. Ainsi, toujours dans la « Biblioteca ilustrada », l’Ecosse surgit à travers les romans historiques de Walter Scott, Quentin Durward o El escocés en la corte de Luis XI, paru en 1851 ; l’Amérique, dans des récits historiques comme la Historia de la conquista del Perú : con observaciones preliminares sobre la civilización de los incas de William Hickling Prescott (1796-1859) ou encore les Viajes y descubrimientos de los compañeros de Colón de Washington Irving (1783-1859), paru en 1854. Nuançons : les œuvres d’Edouard Laboulaye viennent ajouter une note discordante à cette offre qui oriente le regard vers le passé. En effet, eu égard à leur succès en France, les contes satiriques de l’écrivain français furent rapidement traduits et publiés dans la collection citée : El Príncipe Perro (Rey de los Papa-moscas), traduction de Le Prince caniche : conte philosophique et satirique en 1868 ; Abdallah ó El trebol de cuatro hojas seguido de Aziz y Aziza, traduction par Gustavo Adolfo Bécquer de Abdallah, conte arabe paru chez Hachette en 1859. Mais il serait vain de chercher dans ces œuvres de Laboulaye une invitation sincère à découvrir l’ailleurs ; en revanche son opus Paris en Amérique aura une toute autre portée après sa publication en espagnol à l’automne 1868. Après la révolution de 1868, la collection s’empare des auteurs à succès, Mayne-Reid en tête, qui composeront aussi les catalogues de la « Biblioteca económica de instrucción y recreo » et la « Biblioteca de instruccion y recreo ».
[10] Diario de Menorca, Año VIII, Número 2150, 3 décembre 1865 (en ligne. Consulté le 11 juillet 2022). La collection se compose de deux sections : des œuvres espagnoles et des récits traduits d’auteurs étrangers ; chaque semaine l’abonné reçoit 8 livraisons de 8 pages de chaque section avec illustrations. Il est possible de ne souscrire qu’à une seule section. La souscription ouvre le droit à de nombreux cadeaux et avantages, exposés dans les encarts publicitaires publiés dans la presse contemporaine.
[11] Jean-François Botrel, « Paul Féval, romancier espagnol », dans Paul Féval romancier populaire, J. Rohou et J. Dugast (dir.), Rennes, PUR, 1992, pp. 31-58 (en ligne. Consulté le 11 juillet 2022). Jean-François Botrel recense les fluctuations des titres espagnols des œuvres traduites de Paul Féval : le titre Enrique el emplazado est sans doute une erreur de l’éditeur de la collection, qui a mélangé Francisco el emplazado (autre titre de La Fée des Grèves) et Enrique de Lagardère (autre titre du Bossu).
[12] Los españoles pintados por sí mismos, « Biblioteca ilustrada », Madrid, Gaspar y Roig, 1851 (en ligne. Consulté le 11 juillet 2022). La première édition de ces tableaux descriptifs des types de la société espagnole date de 1843, chez Ignacio Boix.