Exploration d’horizons lointains et
découverte des pays étrangers dans
les bibliothèques « de instrucción y
de recreo
 » en Espagne (1867-1930) :
écriture et réception dans des collections populaires et jeune public

- Catherine Sablonnière
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La lecture de cet extrait fait douter de l’accomplissement réel de l’objectif initial que sous-tendait le projet d’écriture. Le jeune lecteur se voit davantage invité à adopter des jugements présentés comme des certitudes que confronté à d’autres manières d’être et de vivre, davantage placé en position de juge observateur que défié à sortir de ce que l’on appellerait aujourd’hui sa « zone de confort ». L’éducation du regard est soumise à un objectif non avoué, celui de promouvoir avant tout la supériorité de la culture occidentale, entendue comme vectrice de valeurs de liberté et de tolérance, parfois, et plus souvent comme supérieure par la maîtrise de la nature que lui confèrent ses connaissances scientifiques et techniques. Le constat que certains peuples subissent encore les aléas d’un climat hostile, ou ne savent tirer parti d’une nature prodigue, suggère en creux la puissance de la culture occidentale contemporaine qui, elle, fait la preuve chaque jour de sa capacité à s’emparer des secrets de la nature.

Ces stéréotypes s’édifient, se renforcent, se transmettent au cours du siècle. Ainsi, en 1862, Fernando Garrido, dans l’introduction à la première édition, en français, de son ouvrage L’Espagne contemporaine, ses progrès moraux et matériels au XIXe siècle dénonce l’embûche que constituent les préjugés relatifs à l’Espagne (différents selon les pays et révélateurs, en miroir, de leurs propres obsessions et travers culturels) pour celui qui souhaite en découvrir la réalité contemporaine, plus mouvante, nuancée, complexe :

 

Le rôle important que l’Espagne a joué dans l’histoire, sa position géographique et la richesse de son sol, si favorables aux relations avec les deux hémisphères, ne l’empêchent pas d’être aujourd’hui aussi peu connue que la Chine ou le Japon. Pour les Allemands, l’Espagne est encore le pays de la chevalerie errante, du romantisme de Calderon et de Lope. Les Français font toujours commencer l’Afrique aux Pyrénées. Les Anglais regardent l’Espagne comme le pays du fanatisme, de la paresse, du vol de grand chemin et des autodafés. En résumé, l’Espagne contemporaine, la fille de la révolution du XIXe siècle est complètement méconnue, et par conséquent, mal appréciée au dehors […] [6].

 

L’engouement pour la littérature de voyage et les récits de tours du monde est partagé par le public européen et malgré le fait que ces récits soient souvent écrits par d’authentiques voyageurs, les descriptions révèlent surtout la difficulté à transmettre une expérience singulière, à saisir l’autre, l’ailleurs, dans sa singularité et dans son actualité, et non à l’aune d’une vision du monde nourrie de lectures érigées en autorités ou pétrie de jugements moraux.

En Espagne, cet engouement se traduit très nettement, à partir des années 1850, par l’enrichissement de l’offre éditoriale de lecture pour tout public sur la thématique du voyage et du monde comme terre d’aventures et réservoir d’exotisme. La presse, et surtout les revues illustrées, offre un large éventail de récits décrivant les coutumes d’autres peuples. Le Museo de las Familias (Madrid, 1843-1870) comporte ainsi des sections appelées « estudios » (études) qui se déclinent en thèmes : « estudios históricos », « estudios morales », « estudios de viajes », « estudios geográficos » etc. Les descriptions de pays ou de peuples étrangers ne sont pas toutes insérées dans les deux sections qui semblent a priori correspondre le mieux au sujet traité. En effet, si la section « voyages », en 1850, regroupe les articles intitulés « Los Indios del Senegal » [les Indiens du Sénégal], « Los Indios de la América del Norte » [les Indiens d’Amérique du Nord], « Los Beduinos o Arabes en el desierto » [Les Bédouins ou Arabes du désert] et « El Templo de Lama en la llanura de Astrakhan » [Le Temple de Lama dans la plaine d’Astrakhan], la section « géographie » propose la découverte de la Galice et la section « études morales » un voyage aux Indes [7]. De la même manière que la presse regorge de descriptions de terres lointaines ou de pays plus proches (pays d’Europe ou régions d’Espagne), les catalogues de la plupart des grands éditeurs de la péninsule – Mellado, Rosa y Bouret, Gaspar y Roig, Montaner y Simón, etc. – offrent à foison récits de voyages et de découvertes. Citons, à titre d’exemple, le Viaje ilustrado a las Cinco partes del Mundo [Voyage illustré dans les Cinq parties du Monde] qui décrit les cinq continents et connaît de nombreuses rééditions [8] ; les Viajes y descubrimientos de los compañeros de Colón [Voyages et découvertes des compagnons de Colomb] de Washington Irving (dans la bibliothèque illustrée de Gaspar y Roig en 1854) et les Viajes a Italia y América [Voyages en Italie et en Amérique] de François-René de Chateaubriand, parus la même année chez le même éditeur qui complète son catalogue avec les voyages de Dumont d’Urville publiés en 1852 puis ceux de Humboldt entre 1859 et 1862, dans une collection en cinq volumes intitulée Nuevo viajero universal : enciclopedia de viajes modernos, recopilación de las obras más notables sobre descubrimientos, exploraciones y aventuras, publicadas por los más célebres viajeros del siglo XIX, Humboldt, Bruckhardt, Livingstone, Parkyns, Huc, Clapperton, Leichhardt, etc., etc [9]. Il s’agit sans doute d’un énième avatar, actualisé, de The modern Traveller, collection en 6 volumes de récits de voyage (qualifiés de « useful and entertaining » – soit utiles et distrayants) publiée à Londres en 1777.

Cette littérature de voyage n’est pas précisément destinée à la jeunesse, mais l’intention didactique est souvent exprimée dans les pages d’introduction aux ouvrages. Ces lectures sont particulièrement recommandées par les élites libérales soucieuses de l’instruction des nouveaux lecteurs dont le nombre s’accroit, et qui composent désormais le contingent des citoyens de la nation. Cette préoccupation générale est manifeste dans les prologues des œuvres destinées à la jeunesse, dans les articles de presse qui abordent le sujet de la production littéraire contemporaine et dans les discours sur l’éducation. Dans la seconde moitié du XIXe siècle, des collections éditoriales vont réunir des ouvrages parlant de voyages ou de terres étrangères afin de composer des bibliothèques de lectures amènes et instructives qui vont modifier la réception de ces récits.

 

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[6] Fernando Garrido, L’Espagne contemporaine, ses progrès moraux et matériels, au XIXe siècle, Bruxelles et Leipzig, A. Lacroix, Verboeckhoven et Cie, 1862, p. V (en ligne. Consulté le 11 juillet 2022).
[7] Articles recensés dans l’« Indice por orden de materias » de la revue Museo de las familias, Madrid, 25 décembre 1850, t. VIII, p. 27 (en ligne. Consulté le 11 juillet 2022).
[8] La description du projet que sous-tend cet ouvrage est publiée dans la « sección de anuncios » de El Diario español : político y literario, Madrid, n° 34, 10 juillet 1852 (en ligne. Consulté le 11 juillet 2022). L’ouvrage est publié chez Mellado à Madrid en 1852 (en ligne. Consulté le 11 juillet 2022). Il est réédité de nombreuses fois, notamment chez Rosa y Bouret à Paris en 1869 qui en fera un volume de sa collection « Almacen de la juventud » (Magasin de la jeunesse) en 1884. Il paraît également sous le titre El mundo en la mano. Viaje pintoresco a las cinco partes del mundo. Célebres viajeros [Le monde dans la main. Voyage pittoresque dans les cinq parties du monde. Célèbres voyageurs], chez Montaner y Simón Editores en 1876 (en ligne. Consulté le 11 juillet 2022).
[9] Nouveau voyageur universel, encyclopédie de voyages modernes, compilation des œuvres les plus remarquables en matière de découvertes, explorations, et aventures, publiées par les plus célèbres voyageurs du XIXe siècle… (en ligne. Consulté le 11 juillet 2022).