Résumé
Cet article interroge les représentations des pays étrangers dans la presse et les collections éditoriales espagnoles au XIXe siècle. De la promotion des grands explorateurs à l’invitation à parcourir une nature sauvage qu’il faut dominer, les récits de voyage et d’aventures dépeignent un monde offert à l’investigation et au divertissement. Les collections instructives et de récréation qui se développent à la fin du siècle, pour un lectorat populaire et pour la jeunesse, promeuvent la nécessaire découverte et connaissance du monde à travers une littérature dont la réception est orientée en ce sens. D’une certaine manière, elles préfigurent les futures collections de portraits de pays.
Mots-clés : Espagne, collections éditoriales, portraits de pays, réception, littérature jeunesse
Abstract
This article questions the representations of foreign countries in the Spanish press and editorial collections in the 19th century. From the promotion of the great explorers to the invitation to explore a wild nature that must be dominated, travel and adventure stories depict a world open to investigation and entertainment. The instructive and recreational collections, at the end of the century, for a popular readership and for young people, promoted the necessary discovery and knowledge of the world through literature whose reception was oriented in this direction. In a way, they prefigure future collections of country portraits.
Keywords: Spain, editorial collections, country portraits, reception, children’s literature
Bien avant les albums et collections de « portraits de pays » dont l’affirmation du genre semble se situer au lendemain de la Seconde Guerre mondiale – pour développer la connaissance de l’autre et favoriser la paix –, une production éditoriale conjuguant l’impératif d’instruire sur le monde à celui d’éclairer la jeunesse se déploie au cours du XIXe siècle. La curiosité pour les terres lointaines et pour les pays étrangers a nourri depuis fort longtemps un large éventail de productions littéraires et scientifiques qui ont contribué à la construction de représentations, d’images préconçues et de préjugés qui se sont ancrés progressivement dans les discours et les esprits. Les propos de Paul Hazard dans La Crise de la conscience européenne [1], relatifs à la transition entre XVIIe et XVIIIe siècles, s’appliquent parfaitement, encore, au XIXe siècle qui est sans ambages voyageur et explorateur : les nombreuses explorations scientifiques, commerciales et coloniales du siècle nourrissent une littérature abondante composée de récits de voyages, d’ouvrages de vulgarisation mêlant des descriptions relevant de la géographie – science en germe – et des observations sur les mœurs, us et coutumes plus ou moins exotiques dans une approche encyclopédique du monde soumis à la curiosité du lecteur. Si l’adage selon lequel les voyages forment la jeunesse ne perdit pas de sa popularité, la volonté de dépeindre un autre pays pour instruire et éclairer la jeunesse se manifesta-t-elle réellement et avec quels objectifs ? Alors qu’en Espagne les libéraux peinaient à affermir la construction d’un Etat autour d’un projet national et à transmettre leurs valeurs, alors que les pays d’Europe et les Etats-Unis s’engageaient dans des politiques de conquête territoriales de type impérialiste, la littérature de voyage et les descriptions de pays purent-elles être mises au service de l’objectif culturel et politique de promouvoir la rencontre avec l’autre et l’ailleurs, vectrice de valeurs utiles socialement et politiquement à l’époque contemporaine ?
Un vaste corpus d’œuvres dépeignant des pays (au sens large, à la fois espaces géographiques et Etats ou encore nations) est édité au cours du siècle et celles-ci sont parfois regroupées en collections. Dans quelle mesure cette mise en collection a-t-elle pu modifier la réception des ouvrages et élaborer, déjà, les prémices de « portraits de pays » à destination d’un jeune public ? On essaiera de mettre en évidence l’évolution de la composition de certaines collections et quel sens était donné, à travers elles, à la rencontre avec des sociétés aux coutumes étranges dont les mœurs contemporaines intriguaient désormais plus que l’histoire passée. Si l’appétit d’aventure et d’exotisme, à travers la chasse en particulier, semble dominer les récits, la rencontre avec l’autre est-elle devenue un sujet en soi, tout en nourrissant encore un imaginaire du merveilleux exotique, dans un contexte d’essor de l’ethnographie et de l’anthropologie ? Nous examinerons le développement de ces collections proposant des récits de voyages et d’aventures, des collections souvent associées au termes d’instruction et de divertissement ou récréation – terme fréquemment employé alors – (« instrucción y recreo ») en Espagne dans la seconde moitié du XIXe siècle, l’objectif final étant de caractériser ce qui aurait pu servir, dans une certaine mesure, de modèle ou de cadre référentiel aux futures collections de portraits de pays au XXe siècle.
Tours du monde et voyages au long cours
Les récits de voyage publiés au cours du XVIIIe et au début du XIXe siècles sont majoritairement écrits pour un lectorat adulte, mais rapidement la jeunesse devient destinatrice de ces textes qui ouvrent sur le monde. Bien souvent, il s’agit de découvrir « le monde » et « les peuples » de la Terre, afin d’en concevoir une idée générale non exempte de données précises, mais c’est bien le monde dans sa totalité qu’il convient d’embrasser, avec une prétention universaliste caractéristique, sans doute, d’une époque à l’ « humeur voyageuse », pour reprendre l’expression de Paul Hazard. L’historien établit la longue liste des récits de voyage publiés au cours du XVIIIe siècle et que l’on pourrait enrichir de titres inépuisés. De multiples témoignages corroborent ses observations. Dans ses Mémoires d’outre-tombe, François-René de Chateaubriand se souvient de soirées rythmées par les récits des voyageurs dont les pérégrinations enchantent encore plus que les pays traversés :
Lorsque le comte de Boisteilleul me conduisait chez M. Hector, j’entendais les jeunes et les vieux marins raconter leurs campagnes, et causer des pays qu’ils avaient parcourus : l’un arrivait de l’Inde, l’autre de l’Amérique ; celui-là devait appareiller pour faire le tour du monde, celui-ci allait rejoindre la station de la Méditerranée, visiter les côtes de la Grèce. Mon oncle me montra La Pérouse dans la foule, nouveau Cook dont la mort est le secret des tempêtes. J’écoutais tout, je regardais tout, sans dire une parole ; mais la nuit suivante, plus de sommeil : je la passais à livrer en imagination des combats, ou à découvrir des terres inconnues [2].
Ce témoignage introduit déjà des éléments éclairant la réception des œuvres : on admire avant tout les grandes figures d’explorateurs ; le jeune homme rêve d’inconnu et d’affrontements avec des animaux ou des peuples étrangers et manifeste ici bien peu de curiosité pour les pays évoqués en tant que tels, même si, plus tard, il prendra l’Amérique pour décor des amours de Chactas et Atala. Alors que le jeune Chateaubriand écoute ces récits pittoresques, l’offre éditoriale pour la jeunesse s’empare du sujet. Adélaïde-Gillette Billet, connue sous le nom de Madame Dufrénoy, rédige Le Tour du Monde ou tableau géographique et historique de tous les peuples de la terre (1814) et témoigne de cette ambition d’éclairer la jeunesse en lui dédiant un livre écrit à hauteur d’enfant :
M. Eymery voulait donner à la jeunesse dans un ouvrage de peu d’étendue, une idée générale de la géographie, de l’histoire, de la biographie, de la littérature, du caractère, des mœurs, des usages et de l’origine de tous les peuples de la terre. L’abondance des matières et le cadre étroit dans lequel elles devaient être contenues, ne permettaient pas de s’astreindre à un plan absolument régulier. Je pensai donc que je devais me placer au milieu de mes lecteurs, et leur raconter avec simplicité ce qu’il était nécessaire qu’ils apprissent [3].
Le compte rendu de l’ouvrage, publié dans le Journal de l’Empire en décembre 1813, s’attarde sur la validité scientifique des descriptions géographiques de l’ouvrage et sur ses vertus littéraires, pour vanter enfin les mérites des illustrations qui l’agrémentent : « […] ce ne sont pas de ces ridicules images dont on remplit les livres destinés aux enfants. Elles sont dessinées assez spirituellement, et passablement gravées : chacune d’elles offre à la fois le portrait d’un pays et de ses habitants » [4]. Si l’expression « portrait de pays » apparaît dans le compte rendu, c’est un portrait bien subjectif qui est soumis à l’imaginaire du lecteur tant il dépend d’un jugement moral préconçu sur l’étranger à décrire. Cet exemple d’une description de la Turquie musulmane le montre assez :
Le Turc ne crée rien, ne répare rien, ne voit que des carrières de chaux et de plâtre dans les plus précieux monuments de l’antiquité, et l’aveuglement où l’entraîne son fanatisme religieux lui fait regarder comme des chiens, comme des esclaves tous ceux qui ne partagent pas sa funeste erreur. La nature, déjà si favorable au climat de la Turquie, paraît encore épuiser ses forces à lutter contre l’indolence de ces habitants de ces régions fécondes [5].
[1] « Le fait est qu’à la fin du XVIIe siècle, et au commencement du XVIIIe, l’humeur des Italiens redevenait voyageuse ; et que les Français étaient mobiles comme du vif argent : à en croire un observateur contemporain, ils aimaient tant la nouveauté qu’ils faisaient de leur mieux pour ne pas conserver longtemps un ami ; qu’ils inventaient tous les jours des modes différentes ; et que, s’ennuyant dans leur pays, ils partaient tantôt pour l’Asie et tantôt pour l’Afrique, afin de changer de lieu et de se divertir » (Paul Hazard, La Crise de la conscience européenne, Paris, Boivin et Cie, 1935, p. 5. En ligne. Consulté le 11 juillet 2022).
[2] François-René de Chateaubriand, Mémoires d’Outre-tombe, t. I, Paris, Penaud frères, 1849, p. 177 (en ligne. Consulté le 11 juillet 2022).
[3] Mme Dufrénoy, Le Tour du Monde ou tableau géographique et historique de tous les peuples de la terre, Paris, Librairie d’éducation et de jurisprudence d’Alexis Emery, 1814, t. I, p. 1 (en ligne. Consulté le 11 juillet 2022).
[4] Journal de l’Empire, 31 décembre 1813. pp. 3 et 4 (en ligne. Consulté le 11 juillet 2022).
[5] Mme Dufrénoy, Le Tour du Monde ou tableau géographique et historique de tous les peuples de la terre, Op. cit., t. IV, p. 2 (en ligne. Consulté le 11 juillet 2022).