La singularité numérique et le mythe dans
le cinéma d’un iconoclaste : Albert Serra
- Àngel Quintana
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Nous avons défini le cinéma d’Albert Serra comme un cinéma surgi après la modernité et qui ne peut se concevoir que dans la singularité numérique permettant une transgression des systèmes de tournage et des formes de production. Le coût assez bas du matériel l’exonère de tourner avec un plan de travail précis et de penser à la signification de chaque prise ou à la plasticité de chaque cadrage. Le matériau enregistré, dès lors, augmente considérablement et le travail de sélection réalisé pendant le montage se transforme en un exercice de recherche de l’essentialité des images qui ont été déjà capturées. La beauté éclate ainsi au montage, comme le sens de chaque situation. Histoire de ma mort, par exemple, compte quatre cents heures de rushes. Comme le relate Jaume C. Pons Alorda dans son journal, le tournage fut une expérience chaotique, l’ordre créateur surgissant de l’intérieur même de ce chaos.
Le tournage incontrôlable de différentes situations a écarté toute idée de story-board, toute possibilité d’enfermer préalablement les situations dans la structure d’un scénario ou même l’existence d’un système de production établi sur la stratification des fonctions de chaque personne qui participe au tournage. Cependant, le cinéma numérique d’Albert Serra n’est pas uniquement un cinéma de l’improvisation ; c’est un cinéma de l’épreuve, de l’essai, de la répétition, qui inclue la possibilité de pouvoir transformer une ébauche en image définitive.
Albert Serra conserve quelques traits de l’idée moderne du tournage comme espace de recherche propre à la provocation. Chez lui, cette provocation est toujours un exercice de performance, de construction du chaos dont accouche l’ordre du film. Il est important de tout capturer pour pouvoir ensuite en faire la dissection, le monter et le remonter. D’une certaine manière, c’est comme si Serra cherchait la vérité dans le naturel du moment de tournage que seule la présence des acteurs peut révéler. Cette vérité vient de la provocation, du désir de manipuler les situations pour obtenir, de cette façon, une plus grande complexité. La conception du tournage comme performance a toujours une composante de célébration, de fête entre un groupe d’amis. C’est par ce motif que Serra comprend le travail à partir de l’idée de la troupe, dont on retrouve la manifestation métaphorique dans Liberté, où les limites entre le loisir, le plaisir, l’ivresse et la création se confondent facilement.
Le montage est l’épicentre créateur du cinéma de Serra. Pour reprendre l’exemple des quatre cents heures de rushes tournées pour Histoire de ma mort, de toutes ces images parviennent sur la table de montage beaucoup de films, de trajets possibles qui finissent par prendre une forme à partir de multiples parcours dont plusieurs d’entre eux n’avaient jamais été imaginés, ni planifiés préalablement. C’est comme si le montage était le moment d’annulation des éléments narratifs imposés par le scénario, de minimisation de la mise en scène, fût-elle puissante, préséance étant faite à certaines situations imprévues susceptibles de déboucher sur l’abstraction. Dans Histoire de ma mort, tout ce chemin devient visible vers la fin, quand l’apparition du comte Dracula transforme le film en recherche physique d’une certaine idée du malheur, débouchant sur des situations soit hyper-naturalistes, soit totalement absurdes. D’ailleurs, le film rompt alors avec le format carré jusque-là adopté, 1.33, et passe au cinémascope, 2. 35, accentuant aussi le travail sur le son jusqu’à le dénaturaliser. Dans Liberté, le processus de montage est parti de la possibilité de réaliser deux œuvres simultanées. Les images tournées dans un bois du Portugal ont servi à donner forme à une installation intitulée « Personalien » pour le Centre d’Art Reina Sofia de Madrid. C’est seulement à partir du résultat de cette installation que Serra a pu donner forme à Liberté. Tout cela pour dire que le cinéaste ne conçoit pas ses films à partir d’un découpage en plans ou en scènes, mais de concepts visuels qui acquièrent un sens pendant le processus de postproduction.
Au commencement de cet article, nous nous demandions avec Biette « Qu’est-ce qu’un cinéaste ? », sans pouvoir situer le modèle d’Albert Serra dans les catégories de la profession. Peut-être parce qu’au-delà de l’habileté avec laquelle il a créé sa propre marque, Albert Serra refuse d’accepter toute catégorisation. Peut-être parce que son désir n’est autre que celui de lutter contre tout cliché, de bousculer les métiers du cinéma, de controverser les formes de travail pour réaliser, dans chaque film, une opération de recyclage, de reformulation et de rupture. Comme si ses idées naissaient pour être immédiatement détruites, modifiées et transformées, faisant de lui une sorte d’iconoclaste pris dans l’advenir de son propre temps.
Cette figure iconoclaste a commencé par situer ses deux premiers films dans un cinéma soustractif où le temps restait en suspens et où la dramaturgie, le récit et la psychologie étaient écartés pour rechercher une plasticité des images visant à un retour à leur innocence. Depuis Histoire de ma mort, le cinéma d’Albert Serra est attiré par le baroque, tant par l’époque où se situent ses récits que par les conquêtes esthétiques qu’il propose. Dans ce contexte, il est intéressant de voir, pour conclure, comment la tentation néo-baroque finit par créer une tension avec le cinéma en suspension qui faisait partie de ses origines. Nous n’assistons pas à la prise de pouvoir de Louis XIV mais à son agonie, le moment où tout est figé et où le temps devient une longue attente de la mort. Dans Liberté, le vice se manifeste sans aucune progression temporelle. La forêt apparaît comme un espace abstrait, le temps est circulaire, rien ne progresse. C’est comme si la nuit n’était que la manifestation d’un temps en suspension dans lequel la seule chose qui fait bouger les corps est le désir, la recherche d’un plaisir sans limites. Il est clair que Serra continue à être un représentant de ce cinéma en suspension dans lequel il n’y a pas de directions, pas de chemins possibles. Un cinéma dont la temporalité se situe aux limites de l’acte cinématographique lui-même.