La singularité numérique et le mythe dans
le cinéma d’un iconoclaste : Albert Serra

- Àngel Quintana
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Les deux premiers films d’Albert Serra, Honor de Cavalleria (2006) et Le Chant des oiseaux (2008) sont un exemple très paradigmatique de ce que peut être un cinéma en suspension. Don Quichotte et Sancho Panza n’utilisent pas l’action comme moteur de leur cheminement vers les horizons des anciens héros de romans chevaleresques. Dans Honor de Cavalleria, le chevalier errant et l’écuyer se reposent, se baignent, mangent des noix, se promènent parmi les arbres, sentent le poids de la nature et du divin. D’une certaine manière, il semble que les mouvements du roman n’existent pas et que les personnages de Cervantès évoluent dans une autre dimension, dans un temps en suspens contraire au développement canonique de l’histoire. Les trois rois mages dans Le Chant des oiseaux traversent de même une sorte de territoire situé aux limites de l’espace et du temps. Leur déplacement n’a pas de but fixe, il est dominé par l’errance dont le temps est continuellement suspendu et n’a de sens qu’autour du geste de traverser quelques paysages qui acquièrent alors une dimension quasi onirique. Il n’y a pas de dramaturgie mais une tentative claire de tout mettre en attente. Serra ne cessera jamais de travailler sur cette idée de suspension du temps, même si son travail de raffinement formel se transformera au fil de sa filmographie.

La figure d’Albert Serra est apparue en Catalogne à un moment où de nouvelles formes cinématographiques d’écriture, donc, se reformulaient. En 2006, la grande question tournait autour de la dérive que le documentaire pouvait prendre comme nouvelle forme d’expression et d’écriture. Un certain cinéma, surgi à Barcelone depuis les marges du système, contestait le pouvoir institutionnel du cinéma espagnol dont l’industrie s’était installée à Madrid. Le Master Documentaire de l’Universitat Pompeu Fabra (Barcelone) a été le point de départ de la reconnaissance de quelques cinéastes comme Joaquim Jordà – un des fondateurs de l’Escola de Barcelona dans les années 1960 –, José Luis Guerin, Marc Recha, Isaki Lacuesta ou encore Mercedes Alvárez. Dans quelques institutions artistiques, s’ouvraient de nouveaux chemins pour l’exploration de pratiques déterminées, comme la création des correspondances filmiques entre les cinéastes. La première remise eut lieu en 2007-2008 lors des expositions que le CCCB de Barcelone puis le Centre Georges Pompidou consacrèrent à Victor Erice et Abbas Kiarostami. Dans ce contexte, Albert Serra est un outsider, un cinéaste situé à la marge de toutes les tendances qui prévalaient alors dans son pays. Sa formation était plus ou moins littéraire. Comme cinéaste amateur, il avait tourné un premier petit film (Crespià : The Film Not the Village, 2003) et son univers personnel se situait dans la périphérie de Banyoles, une petite ville catalane de 20 000 habitants. Les techniciens et les acteurs qui allaient travailler sur son premier long métrage officiel (Honor de Cavalleria) n’étaient pas originaires du monde professionnel, mais issus du cercle d’amis de son village natal. Serra n’avait pas non plus l’intention de s’installer à l’intérieur d’une certaine tradition cinématographique car la seule tradition catalane qui l’intéressait vraiment alors tournait autour de la figure de Salvador Dalí.

Cependant, expérience insolite en 2006, Honor de Cavalleria fait l’effet d’une véritable bombe dans le panorama cinématographique catalan. Serra va au-delà des discussions de l’époque autour du documentaire et se situe au centre des débats internationaux autour du cinéma « en suspens » et « soustractif », proposant une version en catalan du classique de la littérature espagnole, Don Quichotte de la Mancha de Miguel de Cervantès. Son film dilate le temps, montre l’errance de deux personnages dans un paysage méditerranéen et met en crise le récit traditionnel en privilégiant la gestualité et les éléments du quotidien. A certains moments nocturnes du récit, l’image photographique se situe ainsi pendant de longues minutes à la limite de l’obscurité. A d’autres moments, la caméra essaie de rattraper la puissance physique du vent. Dans le même temps, la mise en scène introduit une série de variantes basées sur le mythe, les traditions populaires et un point de vue capable de saisir l’essentiel d’une œuvre sans recourir au truchement des éléments dramatiques. Pere Gimferrer, membre de l’Académie de la langue espagnole et bon connaisseur de l’œuvre de Miguel de Cervantès, décrit parfaitement dans une lettre au cinéaste le chemin qu’Albert Serra a ouvert avec sa version du Don Quichotte :

 

Votre matière première et dernière est, par conséquent, le temps et l’espace du tournage qui ont été retenus dans sa durée finale. Les prises longues et souvent statiques que le tournage permet en vidéo numérique rendent possible une condensation extraordinaire et une intensification de l’espace et du temps filmiques. Elles permettent d’obtenir des acteurs non professionnels qui improvisent le dialogue, des prestations de nature distincte de celles, qu’avec des interprètes également d’occasion, quelques néoréalistes italiens avaient obtenues dans les années 40, ou encore des cinéastes comme Jean Rouch ou Pasolini dans les années 60 [5].

 

Les cinq longs métrages officiels qu’Albert Serra a tournés à ce jour ont entraîné une série de changements et de reformulations autour du cinéma soustractif et sensible à la stase filmique, en passant d’un minimalisme ascétique dans Honor de Cavalleria et Le Chant des oiseaux, à un léger néo-baroquisme [6] dans Histoire de ma mort, La Mort de Louis XIV et Liberté. Malgré la soustraction dramatique et narrative, dans tous les films de Serra, le travail autour du mythe est quelque chose d’essentiel. Les figures de Don Quichotte, des Rois Mages, de Casanova, de Dracula ou de Louis XIV en sont les principaux personnages, avec, dans Liberté, un groupe de nobles libertins qui semblent échappés de l’imaginaire du Marquis de Sade. L’intérêt porté aux mythes littéraires ou historiques semble étranger aux postulats du cinéma soustractif ou suspensif dont les sujets s’attachent plutôt à la disparition, à la ruine, aux restes ou aux voyages sans destination permettant de saisir l’inévidence des choses. Serra ne renonce pas à ces questions. Dans ses films, il montre les restes de mondes en passage et ses personnages sont des êtres errants ou de simples figurants perdus dans un paysage abstrait. La référence de Serra au mythe surprend parce qu’il le place dans le territoire de la tradition, ainsi que le remarquait Olivier Père, responsable de la Quinzaine des réalisateurs de Cannes à l’époque où a été découvert Albert Serra :

 

de la même façon que Serra a conscience d’arriver après la grande histoire du cinéma moderne, Honor de Cavalleria commence où l’histoire s’est terminée. Il s’agit d’un Don Quichotte sans dimension picaresque, sans combats, sans moulins à vent. Seuls restent les souvenirs, les histoires à raconter, la lourdeur du corps de Sancho et la vieillesse de Don Quichotte [7].

 

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[5] Pere Gimferrer, « Prólogo », dans le livret « Plano a Plano » du DVD Honor de Cavalleria (Albert Serra), Barcelona, Intermedio, 2010, p. 8.
[6] Le concept de néo-baroque part de la notion établie par Omar Calabrese dans laquelle il parle de l’émergence dans la modernité d’un nouveau culte de la forme baroque au détriment des formes simples de l’architecture et de l’art de la modernité. (voir L’Ettà neobaroca, Bari, Laterze, 1987).
[7] Olivier Père, « El minimalisme grandiós d’A.S », Cultura/s, La vanguardia, 20 nov. 2013, p. 3.